Une semaine après avoir publiquement attribué une série de cyberattaques, dont le piratage de la campagne Macron de 2017, au service de renseignement militaire de la Russie, le GRU, Paris fustige à nouveau Moscou, cette fois sur le terrain des manipulations de l’information. Dans un communiqué paru ce mardi 6 mai au soir, le Quai d’Orsay dénonce les «acteurs russes» d’un écosystème baptisé Storm-1516, un «mode opératoire mis en œuvre par la Russie dans le cadre de sa guerre informationnelle», et condamne des «activités déstabilisatrices […] indignes d’un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies». «Aucune tentative de manipulation ne détournera la France du soutien qu’elle apporte à l’Ukraine face à la guerre d’agression russe», conclut le communiqué. «Le débat public européen est pilonné par des campagnes de désinformation, menées par des acteurs russes et relayées notamment par l’extrême droite américaine», a réagi le ministre, Jean-Noël Barrot, auprès de l’AFP.

A l’appui de cette dénonciation, Viginum, le service de l‘Etat chargé de traquer les «ingérences numériques étrangères», a mis en ligne un rapport d’une quarantaine de pages consacré à cet acteur, dont «l‘objectif principal […] semble être avant tout de décrédibiliser le gouvernement ukrainien», mais qui cible aussi «directement des dirigeants européens et leur entourage, notamment durant des périodes électorales». Le tout à l’aide de contenus générés par intelligence artificielle, vidéos ou photos, et même dans certains cas d’embauche d’acteurs amateurs. Et avec une visibilité non négligeable : là où nombre d’opérations de désinformation russes ou prorusses restent dans les limbes, certains des «narratifs» de Storm-1516 peuvent atteindre «plusieurs millions, voire dizaines de millions de vues cumulées sur X».

Ces derniers mois, c’est en effet surtout dans des contextes électoraux que ce groupe a fait parler de lui. Aux Etats-Unis, en septembre, Microsoft lui a attribué des fake news visant à perturber la campagne de la candidate démocrate Kamala Harris et de son colistier Tim Walz ; fin février, le gouvernement allemand a dénoncé ses tentatives de parasiter les élections fédérales, documentées, notamment, par le média Correctiv. Mi-avril, la start-up américaine de lutte contre la désinformation NewsGuard a documenté cinq «infox» ciblant la France, dont certaines se sont frayé un chemin jusqu’aux données d’entraînement de certains outils d’intelligence artificielle générative… Mais le groupe s’était aussi fait remarquer, l’été dernier, par une vidéo qui mettait en scène un prétendu membre du Hamas menaçant les Jeux olympiques et paralympiques.

Sur les 77 opérations imputées à Storm-1516 sur lesquelles a travaillé Viginum, près de la moitié porte sur l’Ukraine, qu’elles visent le gouvernement en général, le président Volodymyr Zelensky en particulier ou son entourage. Les autres ciblent les Etats-Unis, l’Allemagne, la France (dont une imitation du site de campagne d’Ensemble pour les législatives anticipées, promettant 100 euros aux électeurs, à l’époque «débunkée» par l’AFP) mais aussi l‘opposition russe en exil. Le rapport en détaille la mécanique de propagation, depuis les primo-diffuseurs – des comptes jetables sur les réseaux sociaux mais aussi, de plus en plus souvent, des tiers rémunérés, dont des influenceurs de l’extrême droite américaine – jusqu’aux relais de bout de chaîne, médias d’Etat russes, comptes d’ambassades sur les réseaux sociaux ou autres écosystèmes de désinformation, tels RRN-Doppelgänger ou le réseau de sites web Portal Kombat. Et en passant, dans de nombreux cas, par une étape de «blanchiment» via les espaces de contenus «sponsorisés» de médias étrangers «majoritairement implantés en Afrique ou au Moyen-Orient». Storm-1516 a également mis à profit les commentaires d’une poignée de médias chouchous de l’alt-right, dont Breitbart et Fox News.

Le rapport s’attarde aussi longuement sur la coordination voire l‘«imbrication» de Storm-1516 avec d’autres acteurs russes de la manipulation de l‘information. Ainsi, «dans au moins deux cas», la diffusion initiale est venue de comptes X liés au Projet Lakhta, l’écosystème de médias et de «fermes à trolls» mis en place par feu Evgueni Prigojine, le créateur de la société de mercenaires Wagner. Et pour près d’un quart des campagnes, elle a été assurée par des comptes de réseaux sociaux ou des sites web liés à un écosystème géré par l’ex-shérif américain John Mark Dougan, qui vit aujourd’hui à Moscou. Selon une enquête du Washington Post parue en octobre, Dougan participerait régulièrement à des réunions avec le directeur du Centre d’études géopolitiques, un think tank créé par l’idéologue nationaliste Alexandre Douguine, et avec un homme identifié comme un officier de l’unité 29 155 du GRU, Youry Khorochenky. Le quotidien américain explique, documents à l’appui, que Dougan a été directement payé par Khorochenky.

Reste, comme toujours, au-delà même de la visibilité de telles campagnes, la question de leurs effets. «Si l‘impact réel [de Storm-1516] sur le débat public numérique demeure difficile à estimer, Viginum observe que de nombreux narratifs propagés […] ont atteint une visibilité très importante en ligne, et qu’ils sont parfois repris, de manière inconsciente ou opportuniste, par des personnalités et des représentants politiques de premier plan», conclut le rapport. Pour l’agence, les manœuvres de cette entité «représentent une menace importante pour le débat public numérique, à la fois en France et dans l‘ensemble des pays européens».