« Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. » Cette phrase, extraite d’un western de John Ford (1), pourrait s’appliquer à la plupart des articles écrits sur Michel Bavastro. Certains le présentent comme l’unique fondateur de Nice-Matin, ce qui est inexact. D’autres ont cherché à salir sa mémoire en lui imputant, sans l’ombre d’une preuve, un passé de « collabo ».

De cette figure singulière, qui dirigea notre titre de 1949 à 1996, on ne retient souvent que l’écume : le regard au scalpel filtré par d’épaisses lunettes en écaille, le ton cassant, la silhouette impeccable portée par un pas nerveux, la plume trempée dans l’encre verte.

Pour connaître l’homme qu’il était, et comprendre le patron qu’il est devenu, il faut remonter aux origines. Michel Jean Julien Bavastro naît à Nice le 28 décembre 1906. Son père, Marius, est à la tête d’une entreprise de bâtiments et travaux publics qui connaît un essor considérable après la Première Guerre mondiale.

Aux côtés de sa grande sœur Mireille et de son petit frère Max, le jeune Michel écoute avec ravissement le récit des exploits de son ancêtre corsaire, Giuseppe Bavastro, le « Jean Bart niçois », compagnon de route du maréchal Masséna et auteur de maints abordages en Méditerranée (2).

Journaliste sportif

Est-ce cet exemple qui donne au garçon l’envie de se dépasser ? Très jeune, il devient un sportif accompli. En 1926, cavalier émérite, il fait son service militaire dans le 2e Régiment de spahis algériens (3). Dans les années trente, il remporte de nombreuses compétitions d’escrime.

C’est le sport, encore, qui lui ouvre les portes de L’Éclaireur de Nice, puis de L’Éclaireur du soir. Dès 1930, il y signe ses premiers reportages sous la direction de Léon Garibaldi et de son neveu, le baron Charles Buchet, rédacteur en chef.

À la Libération, comme tous les quotidiens qui ont continué de paraître sous l’Occupation, L’Éclaireur est interdit. Mais Michel Bavastro a déjà la tête ailleurs. Raymond Comboul, l’un des chefs de la Résistance azuréenne, fait appel à lui pour l’aider à porter sur les fonts baptismaux un journal nouveau-né, Combat de Nice et du Sud-Est, dont les premiers numéros sont sortis dans la clandestinité.

L’aventure s’annonce exaltante. Hélas, dès novembre 1944, fracturés par des sensibilités politiques divergentes, les membres fondateurs se déchirent. Combat cesse de paraître en juin 1945. Une partie de l’ancienne équipe, parmi lesquels Claude Boudet, Paul Draghi, Jacques Cotta (4), Raymond Comboul et Michel Bavastro, lancent Nice-Matin le 15 septembre 1945.

Sous la direction de Draghi, premier p.-d.g., le quotidien gagne rapidement en influence. Bavastro, qui assurait la direction administrative, lui succède en 1949… pour les 47 années à venir.

Une éclatante réussite

S’il est un mérite que nul n’a jamais nié à ce patron charismatique, c’est un talent indiscutable pour capter l’air du temps. La capitale azuréenne, à l’aube des années cinquante, connaît une croissance rapide soutenue par les ambitions du maire Jean Médecin.

Le fils de Marius Bavastro appuie les grands chantiers de l’élu, au premier rang desquels figurent le développement de l’aéroport de Nice en 1957 et le doublement de la Promenade des Anglais.

Il s’inscrit parallèlement dans une ligne politique sans équivoque, en phase avec les votes majoritaires régulièrement exprimés dans la région. Bavastro observe ainsi avec intérêt l’afflux de rapatriés qui, dès la fin des années cinquante, augmente la population azuréenne tout en l’enracinant dans une culture conservatrice.

La réussite est éclatante. Sous sa direction, Nice-Matin devient l’une des places fortes de la presse française, l’un des quotidiens les plus rentables et les plus modernes d’Europe. Le « patron » est propulsé sur le podium des personnalités incontournables de la Côte d’Azur, n’hésitant pas à imposer à un préfet fraîchement nommé deux heures d’attente devant la porte close de son bureau.

L’âge du capitaine

Au lendemain des « événements » de Mai-68, qu’il évoquera toujours avec une grimace de dégoût, Bavastro est au faîte de sa puissance. Cependant, l’homme prend de l’âge et rechigne à passer la main. En 1971, à la veille de ses 65 ans, il fait modifier les statuts du journal pour conserver son poste jusqu’à 80 ans.

Il récidive en 1984 afin de repousser le couperet à 85 ans. En 1991, il obtient un report de trois années supplémentaires. En 1994, alors qu’il s’apprête à souffler ses 88 bougies, le conseil d’administration lui accorde deux ans de sursis – mais, cette fois, avec des réticences évidentes. Le « Vieux », comme le surnomment désormais ses employés, comprend qu’il doit passer la main. Le nom de son successeur coule de source : ce sera son fils aîné, Gérard, directeur général du quotidien depuis 1978.

 


Michel Bavastro avec son fils Gérard, décédé le 15 mars 1998 à l’âge de 51 ans. Photo DR / collection Famille Bavastro.

Le 14 octobre 1996, un peu moins de deux mois avant son 90e anniversaire, Michel Bavastro met un terme à ses fonctions. Devant ses cadres, visiblement ému, il fend l’armure : « Comme nous sommes entre nous, je peux vous faire un aveu. Ce n’est pas très facile de tourner une aussi longue page que celle que nous avons écrite ensemble. »

Une tragédie

Pourtant, nommé président d’honneur, le « Cobra » ne change rien à ses habitudes. Il demeure omniprésent dans les trois étages de l’énorme cube de verre et d’acier qu’il a fait construire, route de Grenoble, à l’ouest de Nice. L’explication ne tarde pas à fuiter. Elle est tragique. Gérard Bavastro est atteint d’un cancer. Ses jours sont comptés.

La fin de cette décennie est terrible pour le nonagénaire. L’année même où il se résout à vendre Nice-Matin au groupe Lagardère, en 1997, Michel Bavastro perd son épouse Micheline. Dix mois plus tard, le 15 mars 1998, son fils Gérard disparaît à l’âge de 51 ans. Tout autre que lui se serait effondré. Mais l’ancien champion d’escrime reste debout.

Il ne s’éteint qu’à l’âge de 101 ans, le 1er mars 2008, dans sa maison de Cimiez sur les hauteurs de Nice. Sans avoir cessé de se passionner pour ce journal dont il avait fait son pain quotidien.

1. L’Homme qui tua Liberty Valance (1962).

2. Giuseppe Bavastro (1760-1833) est enterré sur la colline du château de Nice. Une rue de la ville, située derrière l’église Notre-Dame-du-Port, porte son nom.

3. Trois décennies plus tard, le 31 juillet 1955, il sera promu au grade de lieutenant de réserve.

4. Père de la journaliste Michèle Cotta, résistant, maire SFIO de Nice de 1945 à 1947.