Pourtant on ne peut plus rodé à la promotion de ses livres comme de ceux de ses auteurs, Adrien Bosc arrive à notre rendez-vous tendu comme un ressort. « Ça doit être le voisinage… », lâche l’écrivain-éditeur dans un vrai-faux rire. Quelle idée, en effet, de lui avoir, par hasard – mais les hasards en sont-ils jamais ? -, proposé de se retrouver dans le bar de l’hôtel près de chez Gallimard pour parler de son nouveau livre ?

Le Seigneur des porcheries. Ce titre inouï ne vous dit rien ? C’est le premier roman – et chef d’œuvre – de Tristan Egolf, un écrivain menacé d’oubli alors qu’il mérite une place de choix au panthéon des génies maudits. Il est cet Américain débarquant à Paris au milieu des années quatre-vingt-dix sans le sou mais avec un manuscrit monumental refusé par une trentaine d’éditeurs outre-Atlantique. Un dimanche de pluie, tandis que le jeune homme reprend à la guitare des standards de Bob Dylan sur le pont des Arts, il rencontre une jeune fille timide, Marie Modiano. Ils ne se quittent plus. Les parents de Marie adoptent Tristan.

Patrick Modiano a raconté être, un soir de l’hiver 1995, entré pour y fermer une fenêtre dans la chambre de Tristan. « Il y avait sur la table une masse de feuilles hallucinante. Rien qu’à voir le manuscrit, j’ai eu une intuition. » Le maître des lettres françaises apporte les quatre cent feuillets chez son éditeur, Gallimard. Ce sera Le Seigneur des porcheries, encensé par la critique dans le monde entier. Egolf se tire une balle dans la tête sept ans plus tard, à 33 ans.

Le mythe, revisité par Adrien Bosc

Parce qu’il n’aime rien tant que faire courir sa plume à la lisière de la fiction et de la réalité, Adrien Bosc a mené l’enquête. Cela donne L’invention de Tristan, un texte vivant et électrique qui incorpore subtilement, dans le mouvement même de l’écriture, celui de l’enquête et celui de la vie. Bosc fait du « Super 8 », comme il l’écrit. Histoire d’ajouter une mise en abyme dans la mise en abyme, son narrateur, Zachary, est un journaliste du prestigieux New Yorker, le magazine à l’épicentre de cette obsession américaine de la frontière entre réalité et fiction où, ô paradoxe, les écrivains sont rois et les fact-checkers hautement puritains.

L’invention de Tristan est au moins autant le portrait fragmenté d’Egolf – dont Bosc, avec le même « gros sac à dos de camping » que Zachary, est allé chercher les morceaux jusqu’au fin fond des États-Unis -, qu’une décomposition de la mythologie de l’écrivain. Mais aussi de celle du journaliste. Bosc se fait fort de décomposer sans donner de leçon. L’épure, rien que l’épure.

Est-ce pour cela que le fondateur des éditions du sous-sol devenu directeur de Julliard a choisi de ne pas restituer l’ultime histoire dans l’histoire : celle, éditoriale, de son livre à lui ? L’ouvrage devait sortir chez Gallimard avant que la maison n’y renonce en décembre, à quelques mois seulement de la publication, parce que les Modiano ne le souhaitaient pas. À croire que, dès lors qu’il s’agit d’Egolf et de publication de livre, tout doive commencer et finir par eux.

D’ailleurs c’est par une citation de l’auteur de La place de l’étoile qu’Adrien Bosc choisit de conclure son livre – finalement édité chez Stock. Dans cet extrait de son discours de réception du Nobel, Patrick Modiano explique pourquoi il n’aime pas lire les biographies des écrivains qu’il admire : « Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite. »

L'invention de Tristan - Adrien BoscPhoto d’illustration (Crédits : Reuters)

L’invention de Tristan, Adrien Bosck, aux éditions Stock.

LA TRIBUNE DIMANCHE – N’est-ce pas une forme de masochisme de donner le mot de la fin à un Modiano faisant le parallèle entre les biographies et les « grésillements » qui parasitent les émissions de radio?
ADRIEN BOSC – C’est la meilleure et la plus implacable des réponses à donner à mon livre, non ? Presque la sanction littéraire, une forme de Contre Sainte-Beuve… (Sourire.)

Est-ce à dire que vous avez pris le parti de transformer la sentence modianesque en défi personnel ? Pour lui prouver le contraire ?
Je ne voulais surtout pas faire un énième livre sur l’histoire de quelqu’un. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de re-raconter la légende que les Modiano avaient racontée à maintes reprises. Ils ont autorisé une forme de légende. Ils l’ont même écrite, cette légende. Ensuite ils n’ont pas voulu revenir dessus et ils ont fait le choix du silence et du refus de dialogue. Tout cela m’intéressait.

Mais vous n’avez pas pour autant raconté les conséquences de ce refus et votre changement d’éditeur…
Je n’ai pas eu envie de modifier le livre parce que son destin de publication avait été bouleversé. Gallimard et les Modiano ont fait ce qu’ils ont fait, mais pour moi ça ne doit pas devenir une affaire du landerneau parce que je trouve ça poisseux. J’ai décidé de l’introduire dans le livre via la fact-checker de la fin qui écrit au narrateur : « Il y a eu aussi des refus de dialogue, ou d’autorisations ».

La névrose française, ce sont les prix. Tous les prix. Ça rend les auteurs fous.

Vous conviendrez que c’est sibyllin…
Si ce n’est pas frontalement assumé, ce n’est ni par crainte ni par paresse : j’ai considéré qu’il y avait une complétude de la fiction du narrateur qui me plaisait plus que le côté parisiano-parisien. D’ailleurs, ce que j’ai voulu pour Egolf, c’est le sortir de la légende cadenassée de Paris pour montrer que c’est une histoire profondément américaine : l’histoire du grand roman américain et de sa névrose. Nous, comme toujours, avec notre mauvais côté français, c’est-à-dire Paris capitale de l’édition, on ramène tout à nous. Or pour comprendre Egolf, il faut le ramener aux États-Unis. Ce mec raconte quelque chose de l’Amérique, quelque chose de la Pennsylvanie, quelque chose du Midwest. Il raconte la névrose du grand roman américain, qui a fait le meilleur pour la littérature américaine et le pire, qui les a tous flingués, les Truman Capote, Fitzgerald, Foster Wallace…

« La seule question qui vaille dans cette histoire: Est-ce qu’un livre peut tuer ? » écrivez-vous à la fin. Nous confirmez-vous que votre livre répond oui ?
Commencer par un très grand livre n’est pas ce qui peut arriver de mieux à un écrivain. C’est la promesse d’une insatisfaction future permanente. Dans le cas d’Egolf, c’est ce qu’on ressent dans les écrits ultérieurs ; de toute façon il n’aurait pas pu écrire un autre livre aussi fort que Le Seigneur des porcheries. Oui, un livre peut tuer. Surtout aux États-Unis. Ils ont une névrose que nous n’avons pas. Nous, on a cette idée que l’œuvre d’un grand écrivain se construit par accumulation. Un auteur français, c’est 30 ans d’œuvre. Aux États-Unis, ce n’est pas du tout ça ; il faut faire son « Great American Novel » un jour. Et si tu ne l’as pas fait, tu n’es pas cet immense écrivain. Celui qui s’est moqué de ça tout en le faisant avec Pastorale Américaine, c’est Philip Roth. Lui a traversé l’Achéron en en ressortant vivant. Mais pas les autres. L’écrivain américain David Samuels m’a donné une explication : « L’ambition du grand roman américain, c’est réussir à faire le pont entre les gens qu’on a quittés, très loin de Manhattan, avec les gens qu’on a rencontrés. Sauf qu’une fois que l’écrivain a fait la jonction, il se retrouve dans une immense solitude. Sans lien ni avec le monde dont il vient, ni avec le milieu littéraire qui va sacrer son livre. Et donc là il crève. » C’est ça, la clé.

Vous ne la donnez pas à votre lecteur…
Je le laisse libre…

Ce qui me passionne, et je le dis sans jugement, c’est l’amoralité absolue de votre métier.

Vous disséquez la névrose américaine ; et en France, un livre peut-il tuer ?
Moins. La névrose française, ce sont les prix. Tous les prix. Ça rend les auteurs fous. Ce n’est pas : « J’en ai un et c’est chouette » ; c’est : « J’en ai un et c’est la marche vers le Goncourt. » Même Houellebecq, qui pourtant n’avait pas besoin du Goncourt, l’a vécu comme une consolation. Sans parler de la malédiction de celui qui a eu le Goncourt jeune et dont l’œuvre ne sera plus jamais lue pour ce qu’elle est. La question de la réception est centrale. C’est Gary, qui devient Ajar pour retrouver cette virginité lui permettant d’être vraiment lu à nouveau. Sauf qu’à nouveau il obtient le Goncourt. Gary, c’est notre névrose au carré. Aux États-Unis c’est différent : le livre est déjà sanctifié avant les prix. Aux yeux de Franzen, il était plus important d’avoir eu la couverture du Times « the new Great American Novel » que d’avoir un National Book Award ou un Pulitzer !

Un mot sur votre vision du journalisme : on sent que les rapports de notre profession avec la morale vous intéressent beaucoup…
Dans Le Journaliste et l’Assassin, Janet Malcolm a cette phrase définitive : « Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable. » Mon narrateur est à cet endroit. Écrire sur le réel, c’est se placer en position de faiblesse. Est-ce qu’on peut tout raconter ? Est-ce qu’on peut enquêter sur ceux qui ne veulent pas être racontés ? Est-ce que ça a un intérêt ? Est-ce que la position éthique se joue sur l’écriture ? Est-ce que c’est rendre honneur à une œuvre que d’écrire une autre œuvre ? Je me suis posé toutes ces questions en écrivant. Ce qui me passionne, et je le dis sans jugement, c’est l’amoralité absolue de votre métier.

Propos recueillis par Anna Cabana