Et si, quelque part sur le globe, Vladimir Poutine disposait d’un réservoir d’influence dont nous ignorions l’existence ou à tout le moins, le potentiel ? C’est parmi les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase qui se sont tues face à l’invasion de l’Ukraine qu’Alexander Cooley, professeur de sciences politiques et vice-doyen au Barnard College, identifiait récemment dans Foreign Affairs un « empire caché » du maître du Kremlin. Pour cause, pointe ce spécialiste auprès de L’Express : « Vladimir Poutine a réussi à ressusciter l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique ». Lentement, mais sûrement, celui-ci a su resserrer les relations avec ces pays, tandis que l’Occident regardait ailleurs. A tort, car face aux sanctions dont elle fait l’objet de la part de la communauté internationale, la Russie a notamment pu réexporter des marchandises via les pays membres de l’Union économique eurasienne – bloc douanier que l’Ouest n’a pas « suffisamment [pris] au sérieux », juge-t-il.

Alexander Cooley se montre ainsi circonspect quant à l’approche occidentale, fondée sur l’isolement de la Russie et l’intégration lente des pays post-soviétiques à l’UE ou l’Otan. « Une partie de l’héritage post-soviétique nous enseigne qu’essayer de forcer les ex-républiques de la région à choisir entre la Russie et l’Occident ne fonctionne généralement pas très bien ». Le défi pour l’avenir, prévient-il, sera de trouver d’autres vecteurs d’influence « pour forcer la Russie à céder et pousser les anciennes républiques soviétiques hors de son orbite ».

L’Express : Après l’invasion de l’Ukraine, nombre d’experts occidentaux s’attendaient à une rupture des ex-républiques soviétiques avec Moscou. Vous notez pourtant que cela ne s’est pas produit.

Alexander Cooley : J’exclus de mon constat les Etats baltes, qui font partie de l’Union européenne et de l’Otan. Mais si nous parlons des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, c’est-à-dire le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Turkménistan, et des trois autres situées dans le Caucase – l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie – il me semble légitime de dire que ni la violation de la souveraineté ukrainienne, ni l’horreur de la guerre n’ont suscité de réactions publiques clairement indignées. Au lieu de cela, nous avons davantage vu des déclarations très prudentes aux accents « neutres ». En tout cas, certainement pas de messages forts condamnant clairement l’invasion de l’Ukraine. Votre question est au fond révélatrice du fait que nous avons encore du mal à accepter cette réalité. Il est inexact de dire que Vladimir Poutine se heurte à un front uni en faveur de l’Ukraine. Le croire, c’est fausser notre compréhension de la situation.

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Certains journaux ont, par exemple, interprété un discours prononcé au Forum économique de Saint-Pétersbourg par Kassym-Jomart Tokaïev, le président du Kazakhstan, comme un signe qu’il critiquait Vladimir Poutine lorsqu’il a affirmé que son pays ne reconnaissait pas les républiques autoproclamées de Donetsk et Luhansk. Mais pour qui se serait donné la peine d’écouter son propos jusqu’au bout, il relayait simplement le fait que le Kazakhstan appliquait le droit international de manière cohérente. On ne peut donc pas dire qu’il a « pris position », mais plutôt qu’il a subtilement manœuvré pour ne froisser personne… Même en Géorgie, où l’opinion publique a certes massivement soutenu Kiev, le gouvernement n’a pas imposé de sanctions à la Russie malgré la pression internationale. Ce que je dis-là ne signifie pas que ces Etats ne sont pas préoccupés par la guerre en Ukraine. Ils le sont, mais ils ne veulent pas – ou ne peuvent pas – soutenir Kiev.

“Je prends le pari qu’en 2030, nous ne verrons pas de gouvernements d’Etats post-soviétiques ouvertement anti-Poutine”

Pourquoi ?

L’explication est la suivante : Vladimir Poutine a réussi à ressusciter l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique. C’est son empire caché. Trente années se sont écoulées depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Or pendant ce temps, de nombreuses institutions et liens ont émergé, resserrant la relation entre les Etats post-soviétiques et la Russie. C’est cela qui est en jeu, mais nous n’avons cessé de balayer cette réalité. L’Occident par exemple, n’a pas suffisamment pris au sérieux l’Union économique eurasienne en tant que véritable bloc économique. Nous avons eu tort. Car lorsque la Russie a été sanctionnée, elle a ainsi pu réexporter des marchandises via les pays membres de ce bloc douanier, notamment le Kirghizstan, le Kazakhstan et l’Arménie. Le silence des ex-républiques soviétiques n’est pas étranger à ces liens économiques qui se sont tissés sur le long-terme. Mais ça n’est pas tout : l’afflux inattendu de ressortissants russes dans ces régions, après l’invasion de l’Ukraine, a renforcé cette codépendance.

Expliquez-nous…

Un afflux de ressortissants a des répercussions économiques. Lors de la première vague de départs de ressortissants russes, notamment d’informaticiens mis au chômage après l’interdiction de réseaux sociaux comme Meta et Instagram en Russie vers mars 2022, ceux-ci ont pu se réinstaller sans visas dans les pays post-soviétiques mais aussi en Turquie. Pour vous donner une idée, la croissance du PIB arménien est passée de 1 % à 12 % en 2022, simplement grâce à la relocalisation d’informaticiens russes.

Puis il y a eu une deuxième vague en septembre 2022, avec la première mobilisation que des centaines de milliers de Russes ont fuie. C’est un autre aspect de cette codépendance : la coopération sécuritaire. Vers cette période, nous avons en effet pu observer des échanges entre le FSB et leurs homologues d’Asie centrale, avec des partages de données sur les dissidents politiques, les activistes anti-guerre… Ces deux vagues migratoires nous disent donc deux choses : la première, c’est combien l’arrivée de ressortissants russes a renforcé les intérêts économiques entre ces pays et la Russie. La seconde, c’est la collaboration y compris en matière de sécurité qui s’est mise en place. Des liens qui existaient déjà auparavant par le biais de la migration de travailleurs vers la Russie, mais pas de façon aussi robuste.

Face à cela, l’approche occidentale fondée sur l’isolement de la Russie et l’intégration lente des pays post-soviétiques à l’UE ou à l’Otan est-elle adaptée ?

Disons qu’une partie de l’héritage post-soviétique nous enseigne qu’essayer de forcer les ex-républiques de la région à choisir entre la Russie et l’Occident ne fonctionne généralement pas très bien car Poutine considère qu’il s’agit de son jardin et perçoit l’influence de l’Occident comme une menace. A chaque fois que l’Ouest a tenté d’exercer une influence manifeste sur les pays de l’ex-URSS, cela s’est soldé par une crise politique ou une escalade géopolitique. Bien évidemment, l’invasion de l’Ukraine n’est pas de la faute de l’Otan. Néanmoins, c’est lorsque la question de l’intégration des anciennes républiques soviétiques à la suite du sommet de l’Otan à Bucarest en 2008 a été soulevée que Poutine a montré les crocs.

Souvenez-vous aussi qu’en 2001-2002, la Russie et l’Occident ont coopéré dans la guerre contre le terrorisme. Vladimir Poutine a même été le premier dirigeant mondial à appeler George W. Bush pour proposer aux Etats-Unis des bases militaires en Asie centrale et partager des renseignements. Ce qu’il a fait, sans doute pour des raisons intéressées, afin de rehausser le statut de la Russie et de justifier sa propre répression en Tchétchénie. Il n’en reste pas moins qu’il y a eu une période où les relations entre l’Occident et la Russie n’étaient pas conflictuelles. Mais les choses ont commencé à changer au moment de la guerre d’Irak en 2003. Ce n’est pas une coïncidence : la même année, la « révolution des roses » en Géorgie a porté au pouvoir un gouvernement pro-occidental désireux d’adhérer à l’Otan. En 2004, la « révolution orange » a également porté au pouvoir un gouvernement aux ambitions similaires à Kiev… A chaque fois, Vladimir Poutine a perçu cela comme un revers, et une tentative de déstabilisation de la part de l’Occident. Pour lui, l’ex-URSS est et restera sa sphère d’influence. De nombreux Etats commencent à tirer la leçon de cet épisode : il est très difficile, voire impossible, de rejeter Moscou et de choisir exclusivement l’Occident sans risquer un conflit ouvert.

Certains de ces pays pourraient pourtant être la prochaine cible de Vladimir Poutine, selon certains experts… Ça ne compte pas ?

Si vous craignez d’être la prochaine cible de Vladimir Poutine, quel est le meilleur moyen de l’éviter ? Condamner la Russie ou faire profil bas ? De toute évidence, c’est la seconde solution. La raison de leur silence est donc un mélange de coercition et, en partie, d’influence institutionnelle. De plus, l’arrivée de Donald Trump leur donne une raison supplémentaire de choisir cette voie. En effet, de nombreux pays d’Asie centrale sont relativement à l’aise avec l’approche transnationale du président américain, qui ne les force pas à choisir, ni ne leur fait la leçon sur le respect des droits de l’homme. Comme il veut faire des affaires, il ne critiquera pas non plus leurs pratiques non démocratiques. Bref, il ne les forcera pas à choisir entre l’Occident et la Russie. Au fond, la ligne de Donald Trump donne un coup de pouce à Poutine en termes d’influence.

Concrètement, quel intérêt Vladimir Poutine tire-t-il de cette situation, au-delà de la question de l’influence ?

Qu’est-ce qui fait d’un pays une grande puissance ? Une sphère d’influence. Poutine ne le sait que trop bien. Après la guerre en Géorgie en 2008, la Russie a clairement affiché sa volonté de défendre une « sphère d’influence » dans l’espace post-soviétique. C’est pourquoi l’Union économique eurasienne est si importante pour lui et ses élites en termes de poids économique. Il y a aussi l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour l’aspect sécuritaire… Peu à peu, Vladimir Poutine tente de mettre en place ce type d’infrastructure régionale pour justifier ce qu’il considère comme son territoire. Il est certain que pour les anciennes républiques soviétiques concernées, la situation est difficile : quel pays ne veut pas être souverain et indépendant ? Le défi pour l’avenir sera donc de trouver les moyens de fournir d’autres vecteurs d’influence pour forcer la Russie à céder et pousser les anciennes républiques soviétiques hors de son orbite. La Chine est également un géant régional. Ce sera difficile. Mais les concurrents potentiels de la Russie commencent à évoluer. L’Union européenne est certainement l’un d’entre eux. Certains considèrent également la Corée du Sud et le Japon comme des partenaires importants, de même que les Etats-Unis en termes d’investissements. Mais là encore, ces pays se trouvent dans le voisinage de Pékin et de Moscou. La géographie compte. Il sera donc difficile d’offrir une alternative à ces pays.

Dans quelle mesure la montée en puissance de la Chine en Asie centrale pourrait-elle fragiliser, plutôt que compléter, l’influence russe ?

Depuis une quinzaine d’années, de nombreux experts de la région affirment que si des tensions apparaissent entre la Russie et la Chine, c’est en Asie centrale qu’elles se produiront. Si Poutine considère cette région comme sa sphère d’influence, cela n’empêche pas la Chine de poursuivre son agenda économique dans la région – que ce soit à travers des projets comme l’initiative des Nouvelles routes de la soie, ou la construction d’autoroutes, de voies ferrées, de réseaux électriques ou de gazoducs…. De même, on a longtemps dit que Pékin s’occupait de l’économie et la Russie de la sécurité, mais ce n’est plus tout à fait vrai. La Chine est présente au Tadjikistan en termes de sécurité. Et il existe également de nombreuses sociétés de sécurité privées chinoises en Asie centrale, qui gardent des actifs tels que des mines ou fournissent des services de consultation et de conseil. En d’autres termes, plutôt que d’affronter la Chine, la Russie est plus encline à accepter sa présence.

Tout simplement parce que Moscou et Pékin sont alignés dans leur volonté de s’opposer à « l’ordre international occidental ». Pour s’en convaincre, il suffit de constater qu’à chaque crise, les deux pays ont réussi à trouver un compromis. Avant la guerre en Ukraine, en janvier 2022, des manifestations et des émeutes ont eu lieu au Kazakhstan. Kassym-Jomart Tokayev avait alors demandé à la Russie d’envoyer des « soldats de la paix » de l’OTSC, ce qu’elle a fait. Les Chinois sont restés silencieux pendant quelques jours, et l’on pouvait craindre qu’ils voient cette démarche d’un mauvais œil. Mais ils ont finalement manifesté leur soutien, accusant les forces occidentales extérieures d’être à l’origine des troubles. On voit donc qu’ils s’entendent, en partie parce que leurs intérêts ne sont pas directement opposés.

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A l’horizon 2030, date de fin du mandat de Poutine, envisagez-vous un basculement plus net des Etats post-soviétiques vers l’Occident, ou à l’inverse une consolidation durable de la sphère d’influence russe ?

Cela dépendra de chaque pays et de sa situation intérieure. En Géorgie, il y a toujours des tensions, avec un gouvernement considéré comme s’alignant de plus en plus sur Moscou et empêchant l’intégration du pays à l’Occident. Il pourrait donc y avoir un retour de bâton. En Arménie, même si le pays entretient des liens économiques avec la Russie, il tente de se dégager de certains de ses engagements en matière de sécurité et de se rapprocher de la France et des pays européens. Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est la Moldavie. Ce pays veut certainement autant d’intégration que les pays européens sont prêts à lui offrir, mais en même temps, ce sera difficile parce que Moscou s’y opposera. Je ne pense donc pas que nous observerons un mouvement conjoint vers l’Occident dans les prochaines années. Notamment car la recherche d’options concurrentes de la Russie se poursuit. En fin de compte, chaque pays devra élaborer une stratégie pour que Vladimir Poutine le laisse tranquille. Pour certains, il s’agira d’établir des partenariats avec les pays asiatiques, pour d’autres d’essayer de créer des liens plus solides avec l’Union européenne. Certains tenteront sans doute aussi de renforcer le partenariat et la coopération avec la Chine. Mais je prends le pari qu’en 2030, nous ne verrons pas de gouvernements d’Etats post-soviétiques ouvertement anti-Poutine.

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