Ils se retrouvent quand vient le soir. Quand ils ont à nouveau du temps pour leur rendez-vous. Ils montent les marches du grand escalier de cet immeuble, jusqu’en haut, jusque sous le toit. Jusqu’à ce qu’on se dise, là, il n’y a plus rien, que des tuiles, que les combles – c’est là que se trouve leur salle, comme si c’était une cachette. Comme si c’étaient eux qui croyaient aux complots.

Deux heures et demie, c’est la durée pendant laquelle ils se réunissent toutes les deux semaines. Deux heures et demie pendant lesquelles tout peut arriver. Il est possible que quelqu’un dise : “Bon, en fait, j’ai rien à dire” et se contente d’écouter. Il est possible que quelqu’un commence et ne s’arrête plus. Qu’il raconte ce qu’il s’est encore passé, avec Poutine, avec Trump. Possible aussi que quelqu’un pleure et que personne ne dise plus rien.

Sur la table, des gâteaux secs et des tasses pour le thé. “Servez-vous, je vous en prie”, dit la femme aux bracelets. Sa voix a quelque chose de chaud, de concerné. Elle est assise tout au fond à la table, avec vue sur l’horloge. On a deux heures et demie, qui veut commencer ?

Il y a trois ans, elle a pris le téléphone et composé le numéro du centre d’entraide de Munich. “Est-ce qu’il existe un groupe pour, euh, les proches de complotistes ?” — Désolée, a répondu une dame, il n’y en a pas. Personne ne veut faire ça. Et pourtant il y a beaucoup de gens qui appellent.”

Il y a trois ans, la femme aux bracelets ne savait plus ce qu’elle devait faire avec son mari. Il était comme possédé. Il écoutait Ken Jebsen, cet animateur radio cinglé, Sucharit Bhakdi et Bodo Schiffmann, les icônes du mouvement “Querdenken” [composé d’antivax et de conspirationnistes]. Pendant la pandémie, ils balançaient à grand bruit leurs théories folles sur le peuple, l’obsession du masque, l’obligation vaccinale, et son mari a été touché en plein cœur.

C’est un type sensible, un sceptique discret. Il posait des questions, de plus en plus de questions qu’il avait pêchées Dieu sait où. Comment peut-il y avoir des coronavirus alors qu’on n’en a aucun cliché microscopique ? Et pourquoi les gens se laissent-ils fourrer des cotons-tiges dans le nez, c’est comme ça qu’on les vaccine en secret, non ?

S’il te plaît, dis à tes collègues au boulot de mettre un masque, lui disait-elle, et il ne le faisait pas. S’il te plaît, regarde les chiffres, les salles de soins intensifs sont pleines, et il répondait : “Allons, c’est très exagéré tout ça.” Peu après, il a fait ses bagages et il est parti. Et quand elle a appelé le centre d’entraide le lendemain pour s’entendre dire : désolée, personne ne veut faire un groupe pour les proches de complotistes, la femme aux bracelets a répondu : “Si. Moi.”

Le Disneyland des mensonges

Ça fait trois ans. Et ils se réunissent toujours ici. En janvier, le président de la République [allemande], Frank-Walter Steinmeier, a déclaré qu’il fallait tirer des leçons de la pandémie, qu’il fallait comprendre pourquoi tant de gens avaient perdu confiance en l’État. Pourquoi lui ont-ils tourné le dos.

Comme s’ils avaient quitté la maison de la démocratie avec leur barda et une pancarte de protestation. Direction le pays où les faits n’existent pas. Beaucoup se sont réfugiés sur Internet, le Disneyland des mensonges. Certains ne sont jamais revenus, sont restés là-bas alors que la pandémie était finie depuis longtemps.

Ce qu’il reste, c’est le groupe. Et comme les participants se disent des choses qu’ils ne racontent à personne, il n’est pas question que leur nom apparaisse dans le journal. Et aussi à cause de la honte. Surtout la honte. Des présentations sans nom, donc.

Il y a par exemple la retraitée. Elle est la plus âgée mais aussi la petite derni