« The history is again on the move », proclamait le grand historien britannique Arnold Toynbee. Celui qui fut délégué à la conférence de la paix de Paris en 1919 et participa aux pourparlers de paix à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’était pas seulement l’auteur d’une monumentale Etude de l’histoire : l’ancien diplomate du Foreign Office fut aussi le témoin direct des bouleversements du monde du XXe siècle.
Cinquante ans après sa mort, c’est une autre grande pointure académique qui vient de disparaître à l’âge de 88 ans aux Etats-Unis : Joseph Nye, qui a accordé à L’Express une de ses dernières interviews, était, lui aussi, non seulement le penseur des relations internationales le plus cité dans le monde, mais également un fin diplomate, au service des administrations Carter et Clinton, et dont les conseils étaient écoutés dans le monde entier, notamment à Pékin.
« Cela profite aux autocrates »
« The history is again on the move » : Joseph Nye en était tellement convaincu, en observant Donald Trump au pouvoir, qu’il prophétisait déjà la fin du soft power américain d’ici quatre ans. Certes, la puissance américaine ne va pas s’effondrer le temps d’un mandat politique. Mais sa capacité à séduire au-delà des frontières par la diffusion de ses valeurs et de sa culture est aujourd’hui en recul. La faute à un homme : Donald Trump, dont l’égotisme doublé d’une vision du monde guidée par sa foi dans la méthode transactionnelle, met à mal tout effort de diplomatie « douce ». En atteste le démantèlement de l’Usaid, ce puissant instrument américain au service des plus démunis de la planète. Ou la mise à la diète des labos de recherche et des universités américaines. Le célèbre Maga (Make America Great Again) remplit sans doute de fierté le cœur des électeurs de Donald Trump, mais le slogan ne fait plus vibrer le reste du monde.
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Quel pays tire parti de ce désenchantement américain ? « Cela profite aux autocrates, car des dirigeants comme Poutine ou Xi Jinping se sentent menacés par le soft power américain, véhicule des idéaux de démocratie, de libertés individuelles et des droits de l’homme. Donc, si le soft power américain est affaibli, cela élimine un problème pour eux », confiait Joseph Nye à L’Express.
A moins que… l’Europe ne relève le gant. N’est-elle pas précisément la mieux habilitée à défendre la démocratie et le libéralisme politique ? « A condition qu’elle reste une sorte d’archipel fidèle à ces valeurs, et que, telle une boussole, elle continue d’exercer un pouvoir d’attraction fort, en particulier auprès des sociétés civiles », estime Pierre Buhler, ancien ambassadeur et auteur de La Puissance au XXIe siècle (éd. CNRS).
L’Europe oubliée, l’Europe mise volontairement de côté par Donald Trump : la photo de Donald Tusk, Keir Starmer, Emmanuel Macron et Friedrich Merz entourant Volodymyr Zelensky sur la place Maïdan de Kiev le 10 mai, dit précisément le contraire. Comme si l’Europe pouvait enfin sortir de « l’évidence creuse et de la précision technique », ainsi que le réclamait Raymond Aron*. Et trouver l’envie de donner envie.
* L’Europe selon Aron, Calmann-Lévy, 2024.