« Est-ce que tu sais comment on m’appelle ? » Michel Bavastro plante un regard glacial dans les yeux de sa fille. « Franchement… Tu trouves que j’ai une tête de Cobra ? »

Quarante ans après, Claire Bavastro s’en souvient encore. « Je lui ai répondu du tac au tac qu’il me faisait plutôt penser à Kaa, le serpent hypnotiseur du Livre de la jungle. Il a éclaté de rire ! »

Dialogue singulier entre le patron historique de Nice-Matin et celle qui, au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt, fut connue comme présentatrice sur TF1 sous le nom de Claire Avril.

« Pour lui, la famille passait avant tout, précise-t-elle. C’est lui qui a insisté pour que je le rejoigne au journal, après mes frères Gérard et Alain. Mais ne croyez pas qu’il nous ménageait. Le népotisme, ce n’était pas son genre ! Nous n’avions pas droit à l’erreur. Il pouvait être extrêmement dur, surtout avec ses fils. »

« Il cachait une grande sensibilité »

« Si je dis que c’était un homme très directif avec ses proches, je ne surprendrai personne… » Véronique Mars cligne de l’œil. Journaliste à Nice-Matin pendant 35 ans, de 1986 à 2021, elle a connu « les deux faces de la médaille » : Michel Bavastro fut son patron en même temps que son grand-père.

« Ce n’était pas du tout un papy gâteau, précise-t-elle. Il était intimidant avec sa voix grave, ses lunettes en écailles et ses costumes impeccables qu’il portait même le dimanche, lors des repas de famille. Lorsque j’étais enfant, il me demandait toujours : ‘‘Qu’est-ce que tu as à me raconter ?’’ » La même question qu’il posait à ses reporters… sur un ton moins familier.

Patron à la ville, Michel Bavastro exerçait aussi son autorité dans son premier cercle. « Je n’ai connu qu’une seule personne qui ait osé lui tenir tête : son épouse, ma grand-mère Micheline, sourit Véronique. C’était une femme exceptionnelle, jolie, élégante, généreuse et enjouée. Ils ont été mariés pendant 52 ans. Elle lui apportait l’équilibre dont il avait besoin. »

La jeune sexagénaire se souvient, au journal comme à « la Villa », son refuge sur les hauteurs de Nice, d’un homme exigeant, intransigeant, d’une rigueur absolue. « Mais il n’était pas seulement cela, insiste-t-elle. Derrière une apparence froide, il cachait une grande sensibilité. Cela se devinait à l’intérêt qu’il portait à nos études. Il avait également beaucoup d’humour. Je me souviens de ce jour, à la fin des années soixante-dix, où il m’a accompagnée au nouveau siège du journal à l’ouest de Nice. À l’entrée du terrain, à droite, il a désigné une dalle de béton. ‘‘Tu vois, là, je vais faire ériger ma statue. Qu’en penses-tu ? J’ai hurlé ! ‘‘Non mais, tu déconnes ? C’est mégalo !’’ Il m’a laissé m’agiter un moment, avant de m’avouer en riant que cet emplacement était destiné à une ancienne rotative de l’avenue… »

« L’avenue », bien sûr, c’était l’avenue Jean-Médecin. L’artère où, de 1952 à 1979, s’élevait l’ancien siège de Nice-Matin et où habitait Véronique, au dernier étage, avec ses parents et son frère Christian.

« Il voulait tout connaître des nouvelles tendances »

« Dad était également très attentif à la jeunesse, relève la journaliste. Il voulait tout savoir des modes, des tendances. En tant que p.-d.g., il tenait à faire de la place aux nouvelles générations. Il lui semblait naturel que je bosse au journal aux côtés de Gérard, Claire et Alain. Ma mère Nicole, sa fille aînée, y a fait un passage avant d’épouser mon père Georges Mars, futur directeur de la rédaction. Dans le même esprit, Dad trouvait logique que les enfants de ses collaborateurs puissent rejoindre la maison. Il voyait cela comme une grande famille. C’est pour cela qu’il a toujours régné, dans cette entreprise, une ambiance particulière. »

« Papa n’exigeait jamais des autres ce qu’il ne pouvait pas accomplir lui-même, souligne Claire Bavastro. Le problème était qu’il avait une capacité de travail phénoménale ! À côté de lui, n’importe qui semblait médiocre. »

Elle s’interrompt un instant, puis complète : « Je l’ai découvert deux fois. La première, lorsque je suis entrée au journal, en mesurant son autorité, son courage et sa rigueur. La seconde, hélas, quand il est devenu veuf en 1997. »

Le dernier Bavastro

Cette année-là, peu de temps après avoir appris que Gérard, atteint d’un cancer, est condamné, Micheline « se laisse mourir ».

« À dix mois d’intervalle, mon père a perdu celle qui partageait sa vie depuis un demi-siècle et son fils aîné, résume l’ancienne responsable du service Promotion. Il fallait être incroyablement fort, à plus de 90 ans, pour survivre. »

Après ce double drame, confie-t-elle, « Papa s’est davantage confié qu’il ne l’avait fait durant toute sa vie. Il a fendu l’armure ». Pas question, cependant, de révéler la teneur de leurs conversations. « Les dernières confidences du Cobra ne regardent personne, sourit-elle. Disons qu’elles ont confirmé ce que je savais déjà : Michel Bavastro était un homme – avec un grand ‘‘H’’ ! »


Véronique Mars, petite-fille de Michel Bavastro, avec sa mère Nicole. Photo Lionel Paoli.


Le 30 septembre 1995, Michel et Micheline Bavastro fêtent leurs noces d’or à Saint-Paul-de-Vence avec leurs petits-enfants. Photo DR / Famille Bavastro.