Il s’appelait Christophe et la rue l’a tué.

Lundi 19 mai, le grand gaillard n’a plus trouvé la force de se réveiller, d’affronter la misère, un jour de plus, un jour de trop. Au petit matin, la police municipale l’a donc découvert, sous le pont de la gare Thiers à Nice, comme endormi d’un sommeil de plomb, sans rêve, écroulé sur son fauteuil roulant. Sa grosse barbe et son rire bonhomme lui donnaient des faux airs de père Noël. Le voilà désormais recouvert d’une grande bâche blanche, silhouette informe, anonyme.

Il aura fallu qu’il meurt pour attirer sur lui le regard de tous ces passants qui, depuis l’arrêt de tramway, tendent le cou par grappes entières. Certains osent même faire une photo.

Qu’ils aient simplement conscience que Christophe avait 59 ans, encore plein d’années à vivre. Mais que huit mois à la rue ont suffi à l’en priver.

« Il ne méritait pas. Personne mérite ça. Mais lui, encore moins. C’était un grand ours avec un gros cœur sur la main », confie Manon, à fleur de mots. La bénévole de la Croix-Rouge a rencontré Christophe à la Halte de nuit, au port de Nice. Originaire de Mons, il venait d’arriver de Belgique. Il en avait gardé l’accent et les yeux clairs, intenses. « De son passé, il ne disait pas grand-chose. » Il était chauffeur routier, par amour de la route, synonyme de liberté, surtout quand il vadrouillait au guidon de sa grosse cylindrée. Parce que oui, Christophe était motard. Et quel motard!

Un motard toujours prêt à filer un coup de main

Tous ceux qui l’ont connu parleront de ses énormes bagouzes greffées aux doigts. Et surtout de son emblématique jacket en cuir, bardée de patchs. Impossible de lui faire enlever. Ni le cagnard, ni la grêle. Et certainement pas la rue. C’était sa fierté. Sa dignité. « Ca me rappelle ma bande d’anciens copains », avait-il livré, un soir de maraude, taciturne et pudique.

Sous ces airs de vieux loubard, il avait conservé l’esprit de camaraderie des clubs de motards. Toujours prêt à filer un coup de main. Par loyauté. « Il surveillait les cagettes d’invendus avant qu’on les charge dans le camion », se souvient Marie-Jo. Celle qui travaille au Secours Populaire a le cœur et les dents serrés: « Il faisait un peu le service d’ordre lors des distributions alimentaires. Ça nous aidait bien. Mais c’est peut-être là qu’il s’est fait des ennemis. »

« Il s’est fait tabasser. Il était méconnaissable »

Parce que des ennemis, Christophe en avait. « Et c’est peut-être ça qui lui a coûté la vie », avance un travailleur social qui préfère rester anonyme. « Début mai, on l’a retrouvé dans un sale état. Il s’était fait tabasser par des gars, à la tête et aux hanches. Après ça, il est parti à l’hôpital. Faute de places, ils ne l’ont pas gardé longtemps. Alors il a de nouveau atterri sous le pont, dans un fauteuil. Détruit physiquement et psychologiquement. Il était méconnaissable. »

Puisant dans ses dernières ressources, il a appelé à l’aide. « Mais il n’y a pas d’hébergements d’urgence. Tout est saturé », grince Marie-Jo. « Sauf qu’en le laissant dehors, la société l’a condamné. Parce que dans la rue, c’est la loi de la jungle. »

Sans que les causes du décès ne soient encore connues – une enquête a été ouverte –, un acteur du monde social espère que la « mort de Christophe ne restera pas impunie. Tout le monde a le droit à la justice. » À défaut d’avoir eu une mort juste.