Par
Léa Pippinato
Publié le
21 mai 2025 à 13h01
« Moi ici, je fais tout. » Youssef aligne les assiettes, veille à la cuisson du plat du jour, sourit aux clients. Derrière sa polyvalence, il y a 14 ans d’expérience, mais aussi un long chemin dans le monde de l’insertion. Comme lui, des dizaines d’hommes et de femmes apprennent chaque jour à se relever, en cuisinant pour les autres. Dans ces restaurants solidaires, on transforme une cuisine en tremplin.
C’est un nom choisi collectivement, et il porte bien son sens. Le Tremplin, restaurant d’application ouvert en octobre 2023 à Castelnau-le-Lez, est né d’une volonté simple : permettre à des personnes en situation de handicap mental d’accéder à un métier, dans des conditions professionnelles réelles. L’établissement dépend de l’ESAT (établissement et service d’accompagnement par le travail) L’Envol, qui accueille 140 personnes dans différentes activités. Le pôle restauration, en plein essor, compte aujourd’hui quatre sites, dont deux cuisines centrales qui produisent jusqu’à 600 repas par jour.
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Mais il manquait une chose : la restauration traditionnelle. Le besoin est venu du terrain, directement exprimé par les travailleurs. Alors l’idée du Tremplin a germé. « Ce sont de vrais horaires, de vrais clients, de vraies contraintes », insiste Christelle Bellus, cheffe de service du pôle restauration de l’ESAT. « C’est un vrai restaurant. » L’établissement propose une carte complète, des produits frais, des options végétariennes et des menus entre 15,50 euros et 25,80 euros. La salle accueille jusqu’à 65 personnes, avec une salle de réunion en bonus. Et surtout, une équipe de six personnes en situation de handicap, formée, polyvalente et volontaire. Les horaires sont ceux du métier : 35 heures par semaines. Certains utilisent des fiches en FALC, la méthode « Facile à lire et à comprendre », développée sur place par un atelier de transcription. Et les résultats sont là. Le restaurant a remporté le premier prix du dessert au concours national Handicook 2024. D’autres réussites sont plus discrètes mais tout aussi fortes : comme Yvonne, qui n’avait jamais cuisiné, mais qui a levé la main pour rejoindre le projet. Ou Lisa, qui a quitté l’ESAT pour voler de ses propres ailes.
Pour garantir l’autonomie et la qualité, des fiches techniques adaptées sont mises à disposition. (©Métropolitain / LP)Entreprendre dans sa cuisine
Dans le quartier populaire de la Mosson, l’ambiance est différente, mais l’objectif identique : l’émancipation par la cuisine. Chez Shake Mama, pas de salarié, mais des créatrices en couveuse d’entreprise, encadrées par l’association IMEIF. Chacune vient avec son projet professionnel, qu’elle teste en conditions réelles dans un restaurant ouvert à tous. La cuisine devient terrain d’expérimentation, vitrine de talents et rampe de lancement. Chaque jour, la carte affiche deux entrées, trois plats au choix dont un végétarien, et plusieurs desserts. Le menu change quotidiennement, en fonction des produits disponibles, de la créativité des cuisinières et de leurs cultures d’origine. Une créatrice est mise à l’honneur chaque midi, avec sa spécialité. Et tout est préparé sur place avec des produits frais. Le lieu dispose de 40 places en salle et d’une terrasse ombragée de 30 places. On peut y venir avec ou sans réservation, sur place ou à emporter. Le prix d’une formule complète tourne autour de 18,50 euros.
Au menu, créativité, produits frais et un projet d’émancipation pour chaque cheffe en herbe. (©Métropolitain / LP)
Mais l’essentiel n’est pas seulement dans l’assiette. Ce qui se joue ici, c’est la confiance retrouvée. « Certaines femmes cuisinent depuis 20 ans pour leurs enfants ou leurs maris, mais doutent de leur légitimité à en faire un métier », explique Alicia Mathurin, chargée de projet. Elles apprennent aussi à chiffrer leurs recettes, monter une offre, gérer une page Instagram ou prospecter leurs futurs clients.
Chaque midi, des plats faits maison issus des cuisines du monde. (©Métropolitain / LP)
Aracelys, elle, est d’origine vénézuélienne. Pâtissière passionnée, elle propose des entremets à indice glycémique bas, qu’elle revisite à la française. « Je travaille la pâte à choux, les tartelettes, les millefeuilles, avec des parfums d’Amérique du Sud. Mangue, goyave, fruit de la passion… Ça donne une autre dimension. » Elle ne cache pas sa fierté : « J’ai accès à un laboratoire neuf, à du bon matériel, sans avoir à investir dès le départ. Ça me permet d’apprendre à mon rythme et de tester mon activité en sécurité. » Son rêve : ouvrir une pâtisserie indépendante. Et elle s’en rapproche, jour après jour. En 2024, 59 % des femmes accompagnées sont sorties avec un projet solide : retour à l’emploi, formation qualifiante, ou création d’entreprise. L’IMEF envisage même d’ouvrir la couveuse à d’autres domaines, comme la couture ou les services à la personne.
🍲 Cuisine d’Ailleurs, à Béziers : des plats pour s’ancrer
Dans le centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Béziers, l’association Cuisine d’Ailleurs transforme la cuisine en outil d’insertion progressive. Ici, des personnes venues d’Érythrée, d’Afghanistan ou du Tchad retrouvent un cadre, un rythme et une reconnaissance, en préparant des repas végétariens de cuisine du monde, à base de produits locaux et de saison. Le principe est simple : valoriser les savoir-faire culinaires des personnes exilées, tout en leur offrant une première expérience dans un cadre semi-professionnel. Chaque mois, une cantine solidaire à prix libre ouvre ses portes.
L’association propose également une activité traiteur pour des événements sociaux et culturels. Et parce que la transmission passe aussi par l’écrit, elle a publié un livre de recettes, riche de plats et de récits personnels. Ici, cuisiner permet de poser les premières bases d’un avenir en France.
Cantine bio sur les hauteurs de Montpellier
Sur un autre versant de la ville, une structure explore une approche complémentaire : l’insertion par le salariat, au cœur d’un restaurant collectif où l’on travaille ensemble, mais aussi pour les autres. Changement de décor, même objectif : faire de la cuisine un outil de stabilisation sociale et professionnelle. Bienvenue au Miam, sur les hauteurs de l’Institut Agro. Chaque jour, ce sont 12 à 13 salariés en contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) qui assurent le service dans cette cantine de campus, pilotée depuis deux ans et demi par l’association Passe-Muraille. Épaulés par une encadrante technique, Charlotte Poncept, cheffe de cuisine, les profils sont variés : hommes ou femmes, jeunes ou seniors, parfois sans logement fixe, souvent éloignés de l’emploi depuis plusieurs années. « Ce qu’on demande ici, c’est d’abord une volonté. Pas une expérience. »
La plupart n’ont jamais travaillé dans la restauration. Et pourtant, après quelques semaines, ils participent à toutes les étapes : réception des produits, épluchage, cuisson, dressage, service, plonge, gestion des stocks. Le rythme est dense : 26 heures par semaine, organisées sur quatre jours (lundi, mardi, jeudi, vendredi), avec une pause obligatoire le mercredi. Un choix assumé : « Les personnes ont souvent d’autres obligations. Rendez-vous administratifs, santé, logement, accompagnement social… Il faut leur laisser du temps pour souffler et avancer », souligne Lucie Breston, coordinatrice du chantier. D’autant que la mission est double. En plus de servir 40 à 50 repas par jour au self, l’équipe produit aussi chaque jour environ 300 repas pour quatre écoles du Pic Saint-Loup. La carte change chaque semaine, dans le respect d’un cahier des charges nutritionnel strict (protéines, féculents, produits laitiers, équilibre végétal…). Une diététicienne supervise les menus scolaires, avec des exigences parfois plus fortes que dans le secteur classique. « Tout est fait maison. Ici, pas de sachets, pas de conserves. »
Au cœur de l’Institut Agro, des salariés en insertion préparent chaque jour des repas bio et locaux. (©Métropolitain / LP)
Mais l’accompagnement va bien au-delà de la cuisine. Chaque salarié bénéficie d’un suivi socio-professionnel personnalisé, avec ateliers sur la confiance en soi, rédaction de CV, simulations d’entretien, aide à la mobilité. Le but est clair : une sortie vers l’emploi ou la formation. Et elle peut survenir à tout moment. « Un salarié peut partir du jour au lendemain s’il décroche un poste ailleurs. C’est même ce qu’on espère. » C’est aussi ce qui rend le travail de l’encadrante plus complexe : « Quand une équipe commence à bien tourner, elle se renouvelle. Il faut tout recommencer, mais c’est le jeu. » Parmi les parcours marquants, celui d’un ancien cuisinier de 60 ans, sans emploi depuis plusieurs années, a particulièrement touché l’équipe. Grâce à sa rigueur et à son implication, il a signé un CDI d’inclusion, lui permettant de terminer sa carrière dans des conditions stables.
En France, plus de 6 000 personnes en insertion sont accompagnées chaque année dans les métiers de la restauration. Alors que les défis de l’emploi et de l’inclusion restent majeurs, ces établissements démontrent que des solutions concrètes et humaines existent.
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