La réalité est effrayante. Dans une lettre publiée en avril 2025, l’Observatoire national des violences faites aux femmes révèle que 1.579 victimes de proxénétisme ou de recours à la prostitution ont été identifiées en 2024. Parmi elles, 659 mineures. Cela représente une hausse de +107% de victimes mineures depuis 2021, contre une baisse de 4% chez les majeures. Et malheureusement, selon la MIPROF (Mission interministérielle contre les violences faites aux femmes), ces chiffres « ne reflètent qu’une infime partie du phénomène ».
L’ACPE (Agir contre la prostitution des enfants) estime quant à elle à 20.000 le nombre réel de mineurs concernés en France.
« La prostitution des mineurs est un fléau national en constante augmentation ». Les mots sont forts. Très engagée dans cette lutte, « je ne suis pas là pour jouer les langues de bois », prévient Karine Ragot, vice-présidente de la région Sud de l’ARPD (Assistance et recherche de personnes disparues).
Elle va même plus loin en avançant qu’ »il n’y a pas un jour où une ado de 14-15 ans ne disparaît pas en France et je ne parle pas de simple fugue ». La prostitution des mineurs est selon elle un phénomène encore trop ignoré ou pire encore: banalisé par la société.
Des méthodes sournoises
Les victimes sont majoritairement des jeunes filles de 13 à 16 ans, issues de tous milieux sociaux, pas uniquement « des cités » ou « foyers ».
Cependant, plusieurs études ont démontré qu’elles ont souvent grandi dans des familles dysfonctionnelles marquées par la violence ou des épisodes d’agressions sexuelles.
Elles sont approchées sur les réseaux sociaux (Facebook, TikTok, Snapchat…) par des proxénètes usant de la méthode du « lover boy » ou du « michetonnage ».
Derrière ces « garçons d’amour », se cachent de jeunes hommes, entre 18 et 25 ans. Ils les séduisent, leur font des promesses, « surfent sur leurs malaises d’adolescentes ».
Elles se rendent à un premier rendez-vous, « une fête bien souvent », et le piège se referme. « Ce sont de vrais manipulateurs », alerte la vice-présidente.
Et dans de nombreux cas, la mise en prostitution intervient moins de 24 heures après la première rencontre entre le proxénète et la victime.
L’envers des grands événements sur la Côte d’Azur
Karine Ragot et d’autres membres de l’ARPD observent une nette augmentation des disparitions de mineurs (notamment de jeunes filles) dans toute la France à l’approche ou pendant les grands événements internationaux organisés dans le pays. Comme cela avait été le cas lors des Jeux Olympiques. « Elles avaient toutes convergé vers Paris », affirme Karine Ragot.
Les jeunes filles sont discrètement acheminées quelques jours avant le début des événements, hébergées dans des « hôtels borgnes » sans réception, des Airbnb ou autres appartements loués temporairement. « Vous n’allez pas les croiser sur la Croisette », précise-t-elle.
« Vous savez, j’ai travaillé dans l’événementiel et parfois, j’ai dû me pincer pour croire à ce que j’ai vu », confie Karine Ragot. « Jusqu’à mi-juin, on sait que c’est une période tendue, notamment sur la Côte d’Azur », souffle-t-elle.
La prostitution s’adapte effectivement au calendrier et se fonde finalement sur un principe bien connu: celui de l’offre et de la demande, d’autant plus rentable lorsque la clientèle est « fortunée ».
À l’approche des grands événements, les plateformes d’escortes voient une explosion de nouveaux profils. Photo Elodie Madoré.
Sous le vernis des grands événements comme le Festival de Cannes et le Grand Prix de Monaco qui nous occupent actuellement, se cache une réalité beaucoup plus sombre: l’exploitation sexuelle de mineurs.
« C’est clairement du sextourisme qui répond à l’organisation d’événements, à la saisonnalité d’une région », résume Christophe Perugini, chef de service à l’ALC (Agir pour le lien social et la citoyenneté).
Ses équipes – au nombre de trois et dont l’une est dédiée aux mineurs – ont clairement identifié ce phénomène grâce aux maraudes numériques qu’elles effectuent plusieurs fois par semaine sur des sites d’escortes, tel que Sexemodel.
Le plus en vogue ces derniers temps. « En ce moment, vous avez plus de 400 annonces actives rien que sur Nice, Cannes et Beausoleil (la moitié est située à Cannes). Alors qu’en février, et pourtant c’est la période du Carnaval, vous en avez moitié moins », explique-t-il.
Il fait défiler les annonces et s’excuse pour « ces images affreuses ». Rien que sur vingt profils, au moins cinq posent questions. Les filles n’ont pas l’air d’être majeure, mais avec le maquillage, des corps ou des photos retouchés, il n’est pas évident de distinguer celles qui le sont, de celles qui ne le sont pas.
Pour en avoir le cœur net, il suffit parfois de lire les commentaires laissés par les clients. « Intéressant et à la fois dégoûtant », souligne le chef de service.
Il poursuit: « Chacun y va de son petit commentaire libidineux jusqu’au plus dégueulasse. On trouve des informations sur l’architecture du sexe de la personne, on y lit parfois des choses comme “elle a 12 ans, c’est un régal » ».
Les équipes tentent d’entrer en contact avec ces dernières et font remonter les informations les plus préoccupantes à l’Office central de répression pour la traite des êtres humains.
« C’est tout un système qu’il faut faire tomber »
Ce sont des jeunes en situation de grande vulnérabilité: « Sous emprise amoureuse, chimique, numérique et/ou financière. » Les membres de l’association tentent de maintenir un lien coûte que coûte avec ces victimes: « Ce qui compte, c’est que le lien ne soit jamais rompu. Leur faire comprendre que l’on sera présent au rendez-vous de l’accident de trop. »
Christophe Perugini dénonce l’influence croissante de certaines figures publiques, ces « influenceurs » qui, selon lui, « font la promotion de la prostitution » en normalisant ses codes.
Il alerte également sur « l’hypersexualisation des corps », accentuée par la prolifération d’images retouchées ou de deepfakes, qui redéfinissent artificiellement les standards de beauté.
Pour lui, la réalité est alarmante: « Quand on voit l’annonce d’une gamine avec une poitrine refaite, qui n’a pas plus de 16 ans, cela prouve bien que des industries souterraines existent pour les opérer ». Et de conclure: « C’est tout un système qu’il faut faire tomber. »
Une jeune Niçoise retrouvée en moins de 24 heures
Les réseaux sociaux, porte d’entrée vers la prostitution des mineurs. Photo Camille dodet.
Alors que plusieurs rapports nationaux évoquent une hausse préoccupante de la prostitution des mineurs en France, la réalité locale semble plus nuancée selon les autorités judiciaires niçoises.
Le commissaire de police Olivier Malaver, chef du service local de police judiciaire de Nice (Nice et Villefranche-sur-Mer) apporte un éclairage rare et concret sur ce phénomène complexe.
« On ne constate pas une augmentation de la prostitution faite par des mineurs, ou en lien avec des mineurs », précise-t-il d’emblée, tout en expliquant que la circulation de l’information a été nettement améliorée entre les associations, les foyers, le parquet et les forces de l’ordre.
« On reçoit plus de signalements, en tout cas à Nice, mais ce n’est pas forcément parce qu’il y a une augmentation du phénomène… c’est parce que ces associations savent maintenant vers qui se tourner ».
La police distingue deux types de situations: celles où la mineure est forcée ou exploitée, et celles où elle semble y consentir. Dans tous les cas, « consentantes ou non, ce sont des victimes ».
« C’est plus facile pour nous de les retrouver quand elles ne veulent pas se prostituer. Elles appellent le 17, on intervient, on les met à l’abri et on interpelle les proxénètes ».
Mais pour celles qui semblent consentantes, l’intervention est plus délicate. « Elles ne se signalent pas. Et souvent, on est sur des personnes qui ont tendance à la fugue ou à la disparition ».
En mars dernier, une jeune fille a fugué d’un foyer à Nice. Un des éducateurs a signalé sa disparition, précisant que la jeune fille concernée se livrait à la prostitution.
En infiltrant le site Sexemodel où elle était active, elle a pu être retrouvée en moins de 24 heures Une prostituée majeure et originaire de Marseille louait un appartenant à Nice et l’hébergeait. La mineure pouvait aussi y accueillir ses clients.
Le commissaire l’affirme: « Même pour les grands bandits, disparaître totalement, c’est compliqué. Alors pour des jeunes filles mineures… on finit toujours par les retrouver ».
Un phénomène éphémère et peu structuré
Contrairement aux trafics de stupéfiants, la prostitution des mineurs est peu organisée. Ce n’est du tout la même logistique: « On ne peut pas parler de réseaux… C’est éphémère et ce n’est pas une grosse organisation étalée sur plusieurs villes ou sur plusieurs mois ».
Le commissaire développe: « Souvent, c’est deux ou trois mecs de Marseille ou de Paris qui viennent prostituer une jeune fille pendant deux semaines, et repartent. »
Karine Ragot, vice-présidente de l’ARPD. Photo capture écran.
Prostitution masculine: marginale, mais existante
La prostitution masculine est plus rare, souvent liée à des contacts sur les réseaux sociaux: « On est plus sur un mec qui, à un moment, va essayer d’approcher un mineur, par exemple, sur Instagram, TikTok. Mais il n’y a pas de disparition derrière. C’est du “one shot » on va dire. »
Nice dispose de deux unités spécialisées dans la prostitution des mineurs qui collaborent: le groupe mœurs et le groupe mineurs. « Ensemble, on doit être autour de 15 effectifs qui peuvent traiter ces dossiers ».
Pour finir, le commissaire insiste sur l’importance des signalements, même incertains: « On préfère recevoir un signalement, même si derrière, ça ne donne rien, plutôt que de passer à côté d’une situation dramatique pour une victime. »