Aviez-vous, avant la procédure Belloubet (qui, au printemps 2019, avait demandé aux procureurs de développer « une culture de la protection », NDLR), entrepris une démarche propre dans la lutte contre les violences conjugales ?
La question des violences faites aux femmes est, pour moi, une question de priorité de politique pénale depuis 15 ans. J’avais déjà créé, en 2009, alors que j’étais procureur à Bernay, dans l’Eure, le stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple. Il a été, par la suite, introduit dans le code de procédure pénale. La démarche n’est donc pas complètement neuve de ma part.
Sur ce sujet, quel a été votre premier acte lorsque vous avez été nommé procureur de la République de Nantes ?
Désigner une magistrate référente en matière de violences au sein du couple. Il s’agit, actuellement, d’Hélène Faessel.
Est-ce la seule innovation que vous avez apportée au sein de votre parquet ?
J’ai créé par la suite, en novembre 2021, le comité de pilotage contre les VIF (violences intrafamiliales), le Copil VIF. Il réunit, tous les mois, des partenaires qui œuvrent, à Nantes, contre les violences au sein du couple. Lors de ces réunions, nous examinons des situations individuelles. Ce « Copil VIF » est ouvert aux institutionnels – police, gendarmerie, Spip (*), magistrats du parquet – mais aussi à des associations : France Victimes 44, Citad’Elles et Solidarité Femmes Loire-Atlantique. Chacun arrive avec des cas pour lesquels un partenaire, seul, ne trouve pas la solution. On va vraiment au fond des dossiers.
Est-ce la clef de voûte de votre politique pénale en matière de lutte contre les VIF ?
Oui, sans doute, mais ce n’est pas la seule. J’ai créé un autre comité, qui se réunit également chaque mois : Le « Como VIF ». Il gère un autre aspect : la préparation à la sortie de personnes condamnées pour des violences au sein du couple. Dans ce comité, on retrouve un magistrat du parquet, le Spip, l’association France Victimes 44 et les centres pénitentiaires. Les directions de ces établissements sont capables de nous dire que telle personne a connu telle évolution, que telle autre a une démarche qui paraît sincère, etc. Ou, au contraire, que cette personne s’est fait saisir un téléphone portable dans sa cellule et que l’on a pu voir qu’elle continue à avoir des contacts véhéments avec son ex-conjoint… C’est un gros investissement !
Avez-vous, au sein du parquet de Nantes, un fonctionnement propre pour prendre en compte ce contentieux ?
En effet. Nous avons créé un pôle spécifiquement chargé de la lutte contre les violences au sein du couple. Auparavant, tout ce contentieux était traité au sein de la permanence générale. Depuis janvier 2023, un pôle spécifique prend en charge, à la fois les mineurs victimes et auteurs d’infraction, et les violences conjugales. Pourquoi cela ? Dans le système classique d’organisation d’un parquet, vous avez la permanence « majeurs » et la permanence « mineurs ». Régulièrement, il y avait des échanges entre ces deux pôles, et beaucoup de déperdition d’énergie et de manque de cohérence, car il pouvait y avoir une appréciation différente de l’un ou de l’autre, voire de perte d’information car la permanence « majeurs » croule sous les dossiers et les appels en attente. Quand on manque de temps, le risque d’erreur est plus élevé. L’idée a été de se dire qu’il fallait que ce soit traité dans un même pôle qui a plus de temps pour traiter les dossiers. Sur les 28 magistrats du parquet de Nantes, six sont affectés à ce pôle famille, pour le traitement au quotidien de ces dossiers.
Cela a été un chamboulement dans l’organisation de votre parquet ?
Oui. L’objectif de ce pôle était d’être très « pro », car c’est beaucoup plus technique qu’on pourrait le penser. Il faut un certain nombre de réflexes sur les questions à poser. Et, aujourd’hui, il y a tout ce travail partenarial qui fait que le magistrat qui prend la décision doit connaître tous les dispositifs, téléphones grave danger, etc.
Des audiences spécialement consacrées aux violences conjugales existent-elles également ?
Nous avons, en effet, sept audiences spécialisées par mois, uniquement pour le jugement des violences intrafamiliales. Il faut y ajouter tous les dossiers jugés en comparution immédiate. En réalité, à Nantes, nous avons tous les jours des audiences où sont évoquées des affaires de violences au sein du couple.
À l’année, combien de plaintes pour violences intrafamiliales sont-elles traitées par le parquet de Nantes ?
Nous avons énormément travaillé pour avoir plus de plaintes. En matière de violences conjugales, le « chiffre gris » est énorme. Or, tant qu’il n’y a pas une procédure pénale ouverte, vous avez une réitération des faits quasiment automatique. Il fallait que nous ayons plus de plaintes. En l’espace de sept ans, nous avons doublé le nombre de procédures traitées par les services de police et de gendarmerie. En 2023, nous étions à 5 300 procédures. En 2024, nous dépassions les 5 500 procédures. Tous les jours, nous avons, en moyenne, 15 dossiers qui sont traités par le parquet, week-ends et jours fériés compris. C’est colossal.
Police et gendarmerie parviennent-elles à « digérer » ce flux ?
Il faut bien reconnaître qu’en raison de ce doublement des procédures en sept années, les services de police et de gendarmerie sont en difficulté pour traiter l’intégralité dans des délais corrects. Lors de la période estivale, nous avons profité de la présence à 100 % de fonctionnaires de police dans le cadre du plan JO : six policiers ont été affectés, sur trois mois, à cette « Task Force » qui a permis d’améliorer les délais de traitement. Le directeur interdépartemental de la police nationale cherche actuellement des solutions pour pérenniser le renforcement de la BLVC, brigade de lutte contre les violences conjugales.
Existe-t-il des dispositifs semblables au sein de la gendarmerie ?
Au sein de la gendarmerie, des compagnies, comme celle de Rezé (44), sont vraiment motrices sur le sujet. En 2022, celle-ci a créé une Task force en matière de VIF. Elle est rattachée à la brigade de recherches de Rezé et bénéficie de l’adjonction d’enquêteurs venus de différentes brigades. Ils se sont heurtés aux mêmes difficultés : En clair, c‘était difficile de former 100 000 gendarmes en France. Donc, on en a spécialisé quelques-uns et on a gagné en qualité et en efficacité.
De combien de téléphones grave danger (TGD) et de bracelets anti-rapprochement disposez-vous sur le ressort du TJ de Nantes ?
Nous avons 57 TGD, dont 54 attribués. En 2021, nous n’en avions que cinq ! Quant aux bracelets anti-rapprochement, nous sommes la 2e juridiction en France à en délivrer le plus. Ce qui montre que les juges du siège se sont aussi emparés du dispositif.
Pour les magistrats du parquet, cela représente un vrai changement de culture ?
Cela a été une vraie révolution. Quand on apprenait le métier, on nous enseignait qu’un parquetier est là pour mener les enquêtes, identifier les coupables, poursuivre devant la juridiction de jugement et, si possible, obtenir une condamnation. Aujourd’hui, nous avons encore ces quatre missions, mais aussi une cinquième : la protection des victimes. Nous devons aussi veiller à avoir attribué les dispositifs adéquats lorsque nous considérons qu’il faut une mesure de protection. C’est très nouveau dans l’approche de notre métier, et ça, il a fallu l’acquérir. Notre objectif, c’est l’élimination des violences faites aux femmes.
* Service pénitentiaire d’insertion et de probation.