Conflit en Ukraine, menace d’escalade au Proche-Orient, guerre commerciale avec les États-Unis… Le monde contemporain est rarement apparu aussi instable et incertain que ces derniers mois et le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Que pèse l’Europe dans l’ordre mondial et est-elle en capacité de faire entendre sa voix ?

L’Europe est née d’un projet politique fort et qui le reste. Plan Marshall, Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), échanges commerciaux, valeurs démocratiques partagées : l’architecture qui a permis de bâtir l’Europe a, dès le départ, reposé sur l’alliance avec les États-Unis. Et voici que Trump fait vaciller cet équilibre. Subitement, nous perdons la confiance en notre allié qui était la clé de voûte de la sécurité européenne. Dans le même temps, Trump annonce vouloir surtaxer les produits importés aux États-Unis, privant nos entreprises de visibilité. Face à ces secousses, l’Europe a, plus que jamais, besoin d’un leadership affirmé. Car, forte de ses valeurs démocratiques, de paix et de liberté, elle est aussi un combat pour aller de l’avant.

Pensez-vous que les dirigeants européens ne se sont pas montrés assez fermes avec Trump, comme avec Poutine ?

Dans toute négociation, il faut comprendre ce que veut la partie adverse. Trump entend baisser de moitié, soit de 250 milliards de dollars, l’impôt sur les sociétés. Et, pour cela, il a décidé de faire payer le reste du monde en compensant le manque à gagner par une augmentation des droits de douane sur les 3 000 milliards de dollars de marchandises importées. Autre objectif, il veut réindustrialiser les États-Unis. Il commence par imposer des droits de douane de manière unilatérale, avant d’accorder des rabais aux secteurs qu’il estime stratégiques : acier, aluminium, produits pharmaceutiques, semi-conducteurs, bois et construction. Et il négocie en passant des implantations d’entreprises sur son sol, ce qu’il appelle « un bon deal ». Mais doit-on accepter de voir repartir l’inflation et l’économie souffrir parce que Trump réalise une promesse électorale ?

Que préconisez-vous ?

Pour discuter, il nous faut des spécialistes du commerce extérieur, des dirigeants européens qui ne se cachent pas sous la table au motif d’éviter toute escalade. Il faut, au contraire, exercer un rapport de force, et parler d’une seule voix. Si la compétence commerciale est à la main de l’Europe, c’est bien pour être plus forts ! Le même rapport de force doit s’opérer dans les négociations avec la Russie et la Chine. Dans le monde tel qu’il est, le message est simple : zéro naïveté !

Notre chance en France, c’est qu’on sait tout faire. La Bretagne notamment joue un rôle majeur dans l’électronique de Défense. Il faut maintenant monter en cadence et en capacité de production.

Le changement de paradigme nous oblige à accélérer pour bâtir une Europe souveraine en matière de défense. Quels leviers peuvent-ils être actionnés ?

Notre chance, en France, c’est qu’on sait tout faire. La Bretagne, notamment, joue un rôle majeur dans l’électronique de défense. Il faut maintenant monter en cadence et en capacité de production. Pour cela, les industriels doivent commencer à travailler beaucoup plus entre eux. J’ai toujours estimé nécessaire, au sein du programme européen d’investissement de défense EDIP, en discussion au Parlement et au Conseil européens, la création d’une enveloppe financière qui encourage ces coopérations. L’objectif, c’est qu’un projet présenté par quatre pays, quatre entreprises différentes, mettant en œuvre 20 ou 30 % de PME (…), bénéficie d’un cofinancement pour augmenter la capacité industrielle de défense.

Avec quel argent ?

Peut-être par un endettement commun, comme on l’a fait au moment de la crise covid. J’y suis favorable. Entre 300 et 400 milliards d’euros devraient permettre de cofinancer ces projets industriels à hauteur de 15 % et forcer la mutualisation.

Le président français, Emmanuel Macron, a dit vouloir interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans en France, même si l’Union européenne n’allait pas dans ce sens. Réalisable ?

Tout est réalisable mais ce qu’il faut d’abord, c’est que les lois votées en Europe (DSA, DMA, Data Act, AI Act), qui fondent maintenant notre vivre ensemble dans l’espace informationnel et permettent de protéger nos enfants, soient appliquées, avant d’être renforcées. La Commission européenne, qui a délégation pour veiller à cela, doit exercer son mandat avec diligence et fermeté. Après, on peut toujours affiner, aller jusqu’à des contraintes ou des limites d’âge, pas faciles à mettre en œuvre techniquement. Mais il faut le traiter à un niveau européen car, par définition, les réseaux sociaux n’ont pas de frontières.

L’Europe du numérique est-elle une réalité ?

J’ai toujours eu le sentiment que si nous avions raté la vague des années 2000 qui a conduit à la création des Gafa, ce n’est pas parce qu’on est moins bons ou qu’on ne sait pas innover, mais peut-être parce qu’on ne régule pas assez. Facebook est né de l’idée qu’a eue Mark Zuckerberg, pendant son année d’études à Harvard, de faire un répertoire numérique, tout à fait basique. Ça a pris l’ampleur qu’on connaît parce qu’il a bénéficié de la profondeur du marché, 330 millions d’utilisateurs qui parlaient la même langue et suivaient les mêmes règles. Les Chinois ont fait pareil. Et nous, pendant ce temps-là, qu’a-t-on fait ? On a laissé 27 États, 27 régulateurs, 27 voix, 25 langues, défendre chacun leur joujou… Et cette segmentation a tué la capacité formidable de faire correspondre 450 millions d’utilisateurs européens et de faire naître nos propres géants du numérique. Dès mon arrivée à Bruxelles, j’ai porté des lois pour avoir, enfin, un marché numérique intégré. DGA, Data Act, DSA, DMA, AI Act : on a proposé au Parlement cinq règlements, applicables dans tous les États membres. C’était la première pierre à poser pour lancer la construction d’une Europe numérique et pour que des acteurs de poids puissent émerger dans ce secteur.