Par

Emilie Salabelle

Publié le

22 juin 2025 à 7h22

Elle est l’héritière d’un Montparnasse révolu. Sous sa verrière baignée de lumière ont défilé les plus illustres artistes du XXe siècle, de Chagall à Modigliani, en passant par Soutine et même Serge Gainsbourg. Antoine Bourdelle, Ossip Zadkine ou Fernand Léger y ont enseigné. Après 120 d’existence, l’académie de la Grande Chaumière, cet atelier de dessin, sculpture et peinture d’après modèle vivant niché dans la rue du même nom à Paris (6e), va définitivement quitter les lieux qu’elle occupait depuis sa création. Très vétuste, le site historique, qui a été racheté en 2018, va être réhabilité et transformé en espace culturel par son nouveau propriétaire.

« On va perdre l’esprit des lieux »

Créée en 1904 par les peintres suisses Martha Stettler et Alice Dannenberg, la Grande Chaumière accueille historiquement deux activités, dirigées depuis 2018 par le psychanalyste Serge Zagdanski : d’une part, l’académie éponyme, qui propose un choix inégalé d’ateliers libres pour tous publics et des cours de croquis, dessin, peinture à l’huile, ou sculpture à partir de modèle vivant ; d’autre part l’académie Charpentier, une école qui forme depuis 1945 architectes d’intérieur et designers.

Après le décès de l’ancien propriétaire, le notaire Yves Salats, le site a été vendu en lots aux enchères en 2018. Le nouvel acquéreur, Alexandre Garèse, a annoncé en décembre 2020 aux occupants des lieux que leur bail ne serait pas renouvelé. Se’est ensuivi une mobilisation et des recours devant les tribunaux pour tenter de pérenniser l’activité artistique du local. Les associations de défense du patrimoine SOS Paris et Monts 14 se sont également emparées du sujet, et plusieurs pétitions ont circulé.

« Une histoire qui se termine »

Une période sur laquelle ne souhaite plus s’attarder Serge Zagdanski, alors qu’un protocole d’accord a finalement été trouvé en novembre 2024, et des indemnités financières accordées aux occupants, selon Le Monde. « Les discussions sont terminées, on rend clés du local le 31 juillet 2025. C’est une histoire qui se termine, on a eu cinq ans pour faire le deuil. C’est bien évidemment triste de voir l’académie quitter son lieu historique, là où elle a exercé depuis 120 ans. Mais nous continuerons de notre activité sur le même format, ailleurs », se borne-t-il à nous expliquer au téléphone. Les ateliers se tiendront dans un second local de la rue Jules Chaplain, toute proche, en attendant de trouver un lieu plus pérenne.

Patrice Maire, rédacteur en chef de la revue Monts 14, se désole encore de cette issue. « On est catastrophés par la disparition du site de la Grande Chaumière, qui encore aujourd’hui, est très en avance sur son temps. Les deux fondatrices avaient créé ce lieu pour que les femmes puissent avoir un lieu pratiquer. Elles avaient la possibilité de dessiner sur des modèles masculins nus. Avec cette délocalisation, on va perdre l’esprit des lieux ».

« L’endroit aurait très bien pu disparaître »

Engagé sur le dossier, Jean-Pierre Lecoq, maire (LR) du 6e arrondissement, ne cache pas son énervement face « aux opérations de retardement qui ont fait perdre pas mal de temps ». Il se félicite d’avoir trouvé lui-même le nouveau propriétaire, qui cherchait un bien près de Montparnasse, nous explique-t-il. Ancien avocat, Alexandre Garèse est un investisseur français domicilié en Suisse, qui a fait fortune en Russie. Il gère aujourd’hui deux fonds dans les énergies décarbonées, et son capital est établi à 300 millions d’euros, selon le magazine Challenges.

« C’est un homme qui a de la culture, il a entendu parler de Montparnasse parce qu’il a acheté une maison à proximité, il est tombé amoureux de ce quartier », salue l’édile. « J’estime que j’ai assumé mes missions, j’ai trouvé un mécène qui veut maintenir la vocation culturelle de l’endroit, qui aurait très bien pu disparaître comme bien d’autres avant lui. La tour Montparnasse a fichu en l’air 400 ateliers d’artiste », contextualise l’élu. Et d’ajouter : « Sans ce rachat, la Grande Chaumière pourrait être actuellement transformée en meublé de tourisme, comme certains ont confondu avec un projet situé derrière la parcelle », tacle-t-il.

La Ville de Paris, de son côté, n’a jamais voulu préempter le bâtiment, malgré les sollicitations du maire d’arrondissement. « Je leur ai pourtant écrit, pour attirer leur attention sur ce lieu emblématique, sur son historicité. La réponse, négative, était lapidaire. »

« Le site va garder une activité culturelle »

Le bâtiment n’est pas protégé au titre des monuments historiques. La demande de classement, elle, n’a pas été jusqu’au bout, malgré un dossier complètement instruit par la commission, rapporte le maire. « Maintenant, ça n’a plus qu’un intérêt moyen, puisque le permis de construire a été attribué sur la base d’une rénovation des lieux. » Or, la réhabilitation est urgente, admet volontiers Serge Zagdanski. « Le bâtiment est dans un état proche de l’obsolescence. Il a déjà tenu plus d’un siècle, les matériaux sont très abîmés. On n’aurait pas pu exploiter le site indéfiniment. »

Un lourd chantier s’annonce donc. L’édile espère désormais voir les travaux démarrer pendant l’hiver 2025. Le projet culturel, lui, reste encore flou. « On a perdu quatre ans en raison des recours des associations qui occupaient les lieux, des gens qui ont pétitionné dans tous les sens. Tant que la situation était gelée, le propriétaire n’a pas avancé dessus », justifie-t-il.


Vues d’artistes du futur projet architectural. (©  Franklin Azzi Architecture)

Les grandes lignes se résument donc pour le moment à quelques généralités – « un projet en continuité du passé du lieu conservant et réinterprétant son identité », indique Ma, la société d’assistance à maîtrise d’ouvrage, sur son site – et des hypothèses. « Le site va garder une activité culturelle, vraisemblablement des cours de dessins. D’autres formes d’art pourraient être exposées. Une partie pourrait être dédiée à l’exposition des collections personnelles du propriétaire », fait savoir Jean-Pierre Lecoq. Avant de déménager, l’académie de la Grande Chaumière fera ses dernières portes ouvertes samedi 28 juin.

Suivez toute l’actualité de vos villes et médias favoris en vous inscrivant à Mon Actu.