Les frappes israéliennes sur les centrifugeuses iraniennes nous le feraient presque oublier : le plus gros producteur mondial d’uranium enrichi est russe. Il s’agit de Rosatom, qui détient 40 % des capacités de production, devant l’européen Urenco (30-33 %), le chinois CNNC (16 %) et le français Orano (11-12 %). Et, contre toute attente, le géant russe du nucléaire continue de vendre ses combustibles à l’Europe et aux Etats-Unis en dépit de la guerre en Ukraine.

Ainsi, la Russie fournit 40 % de l’uranium enrichi dont l’Europe a besoin. Pour les Etats-Unis, la proportion atteint 24 %. « On peut véritablement parler de dépendance : sans l’uranium enrichi russe, les pays occidentaux ne pourraient pas mener correctement leurs activités nucléaires civiles« , confirme Teva Meyer, géographe et spécialiste en géopolitique du nucléaire. Pour l’armement, c’est un peu différent, les pays utilisent davantage du plutonium pour fabriquer leurs bombes. « Cependant, leur mise au point requiert du gaz de tritium réalisé à l’aide d’uranium enrichi, ce qui en fait là aussi une matière hautement stratégique », complète le spécialiste.

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L’Europe et les Etats-Unis voudraient bien réduire cette dépendance. Les deux puissances ont annoncé des investissements importants afin d’accroître leurs capacités de production. En attendant, les vieilles habitudes perdurent. « En dépit de la loi promulguée en 2024 aux Etats-Unis interdisant l’achat d’uranium enrichi à la Russie à partir de 2028, les échanges se poursuivent, en quantités plus limitées. L’an passé, les Etats-Unis en ont acheté 335 tonnes à la Russie, pour 624 millions de dollars », constate Dmitry Gorchakov, expert en nucléaire et conseiller de l’ONG Bellona. Certes, c’est moins qu’en 2023, où les achats avaient atteint 1,2 milliard. Mais le sevrage est lent.

« Des doutes persistent sur ce que souhaite faire Donald Trump, confirme Teva Meyer. Si d’aventure les échanges commerciaux finissaient par reprendre avec la Russie, alors les ventes repartiraient à la hausse et les investissements américains et européens visant à accroître les capacités locales de production d’uranium enrichi seraient gelés, car le fournisseur russe reste de loin le plus compétitif. »

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Côté européen, se passer de Rosatom semble impossible à court terme. « Cela signifierait qu’on arrête d’approvisionner les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud, et que l’on consomme tout en interne. De quoi générer une crise politique », résume Teva Meyer. Il faudrait également trouver des combustibles alternatifs pour les 19 réacteurs VVER [réacteurs à eau sous pression] de conception soviétique qui fonctionnent encore au sein de l’Union européenne (UE). Enfin, le continent reste divisé sur la question. Toutes les négociations sur l’uranium sont bloquées par la Hongrie, le seul pays d’Europe à construire de nouveaux réacteurs en collaboration avec Rosatom.

Un scénario noir comme pour le gaz

« Un scénario dans lequel l’UE mettrait fin aux importations d’uranium russe demeure plausible, mais il nécessite davantage de manœuvres politiques », estime Ben McWilliams, spécialiste des questions énergétiques à l’Institut de recherche Bruegel. Dans la dernière feuille de route européenne concernant l’énergie et la Russie, la question du combustible nucléaire n’est pas abordée. « Des négociations ont visiblement eu lieu pour faire disparaître l’échéance de 2028 qui figurait dans le texte, comme dans la loi américaine », constate Teva Meyer.

« Nous avons encore six ou sept ans de dépendance devant nous », prédit une note récente de l’Institut Bruegel. A moins qu’une issue imprévue ne se dessine : Vladimir Poutine pourrait décider de couper l’approvisionnement en uranium enrichi sans crier gare, comme il l’avait fait pour le gaz. « En Europe, les marchés de l’électricité seraient durement touchés », prévient Teva Meyer.

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Le Vieux Continent dispose d’environ trois années de stocks. Or, il lui faudrait bien plus de temps pour augmenter ses capacités de production. « Certains pays, comme l’Espagne ou la Slovénie, semblent particulièrement vulnérables. Leurs réserves en uranium enrichi sont trop faibles, contrairement à celles de la France », précise l’expert. Bien sûr, la Russie peut aussi se contenter d’engranger les bénéfices tirés de ses ventes. « Les importations européennes s’élèvent à environ 1 milliard d’euros par an », observe Dmitry Gorchakov. Une chose est sûre : l’évolution des échanges commerciaux dépendra, avant tout, du climat géopolitique.

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