« C’est une ligne pilote unique en Europe dans le secteur académique », sourit Lucian Prejbeanu, directeur du laboratoire Spintec, situé à Grenoble, et codirecteur du grand programme de recherche national (PEPR) consacré à la spintronique, lancé officiellement début 2024. Car il est question de spintronique, cette « cousine » de l’électronique qui exploite le spin de l’électron (son moment magnétique intrinsèque), en plus de sa charge, pour traiter et stocker de l’information.
Cette ligne-pilote se nomme Spinfab. Hébergée par le laboratoire Spintec et ouverte aux chercheurs comme aux industriels, elle a été inaugurée ce 25 juin dans le chef-lieu de l’Isère, écrasé par la chaleur. Son financement s’élève à 11,5 millions d’euros, après un montage assez complexe impliquant un fonds européen de développement régional (FEDER), un contrat de plan Etat-Région (CPER) ou encore une participation de la part des PEPR Electronique et Spin.
« Spinfab construira des ponts solides entre la recherche fondamentale et la recherche technologique dans un environnement pré-industriel », affirme Thierry Dauxois, directeur du CNRS Physique. L’enjeu est d’augmenter la maturité technologique des composants spintroniques, dont la jonction magnétique tunnel (JMT) est le composant-phare, jusqu’au développement de démonstrateurs.
Vers des circuits intégrés hybrides
Une perspective en lien avec la filière microélectronique, le CEA-Leti étant à quelques pas de là. Déjà utilisée dans certains types de mémoires ou de capteurs, la spintronique pourrait faire valoir sa rapidité et sa frugalité dans des circuits intégrés hybridés avec de l’électronique, pour l’Internet des objets (captage de l’énergie ambiante), le spatial (résistance aux radiations), le calcul très basse consommation dans la mémoire… Lucian Prejbeanu évoque même une collaboration avec le PEPR Quantique pour développer des petits aimants qui permettraient de lire et contrôler les qubits de spin.
Afin d’atteindre cet objectif, deux pièces maîtresses ont fait leur apparition dans le laboratoire Spintec, au sein d’une plateforme technologique amont, de façon à favoriser l’intégration avec les procédés de fabrication en microélectronique. Livrée en fin d’année dernière, la première d’entre elles – et la seule visible au cours de notre visite – est un système de dépôt de couches minces par pulvérisation cathodique. Et les couches sont en nombre quand il s’agit de fabriquer des JMT. Sur le schéma exhibé par Jerôme Faure-Vincent, on en compte une bonne douzaine, certaines étant sub-nanométriques. Le cœur de la JMT – deux couches magnétiques séparées par un oxyde – ne constitue au final qu’une fraction de cet empilement de 50 nanomètres de diamètre.
Une diversité unique de matériaux
Cette machine est louée pour sa productivité. « On peut charger 25 plaques (ou wafers, ndlr) en même temps et on peut réaliser un dépôt par plaque en une heure, le dépôt étant séquentiel », informe Jérôme Faure-Vincent. Autre qualité : les deux modules de dépôt prennent chacun en charge 12 matériaux, pour des combinaisons impliquant au total 24 matériaux et des gradients d’épaisseur. « Un module est dédié aux matériaux exploratoires, comme les alliages de cobalt et les supraconducteurs comme le niobium, détaille Lucian Prejbeanu. Personne ne dispose d’une telle diversité pour les dépôts de matériaux en Europe. »
La seconde machine, arrivée il y a un mois, est logée dans une salle blanche. Elle utilise un procédé de gravure plasma (ou par faisceaux d’ions) pour « sculpter » des motifs sur les plaques et aboutir aux composants spintroniques. Une méthode qui a l’avantage d’être sèche. « Les composés chimiques utilisés dans les procédés en microélectronique corrodent les matériaux magnétiques », justifie Lucian Prejbeanu.
Renforcer la souveraineté française et européenne
D’autres équipements sont sur place depuis quelques années, dont le four de recuit, qui occupe une pièce à lui tout seul. « On peut appliquer un champ magnétique de 2 teslas et une température allant jusqu’à 450°C pour piéger le champ magnétique des couches de matériaux dans certaines directions, explique Lucian Prejabeanu. On peut alors obtenir des propriétés adaptées à des mémoires, à des capteurs, à des émetteurs radiofréquences… »
La chaîne de développement des composants spintroniques, à Grenoble, est désormais complète et devrait profiter à tout l’écosystème français. Il s’agit de renforcer la souveraineté de la France et plus largement de l’Europe dans un secteur qui pourrait être essentiel pour l’avènement d’une électronique plus verte. D’après le communiqué officiel, l’investissement public aux Etats-Unis et en Asie est déjà massif pour favoriser l’émergence de plateformes technologiques dédiées à la spintronique.