À contre-courant des représentations dominantes, l’exposition « Femmes dévoilées et Hommes en fleurs », à découvrir au Musée Jean-Honoré Fragonard à Grasse depuis le 14 juin 2025, propose un regard décalé, poétique et profondément politique sur l’Afghanistan. Les photographies de Fatimah Hossaini et d’Oriane Zérah se répondent. L’une, exilée, célèbre les femmes afghanes dans toute leur liberté menacée. L’autre, reporter française installée à Kaboul depuis 2011, photographie des hommes tenant des fleurs comme on tiendrait un talisman.
De passage à Paris, Oriane Zérah est revenue avec nous sur le sens de son travail et sur l’exposition qui le met en lumière.
Portrait d’Oriane Zérah en Afghanistan.
© Oriane Zérah
Comment est née l’idée de cette exposition ?
Cette exposition est née d’une rencontre avec Charlotte Urbain, Directrice culture & communication chez Fragonard et commissaire de l’exposition. J’avais envie de parler de l’Afghanistan différemment et de montrer un autre visage de ce pays. C’est elle qui a eu l’idée de marier mon travail avec celui de la photographe Fatimah Hossaini. Ensembles, nos photographies esquissent un autre visage de ce pays, une facette que l’on voit trop peu : celui de la beauté, de la poésie, du raffinement et de la dignité.
Je suis également convaincue que, plus un lieu est marqué par la violence, et l’Afghanistan a subi quarante ans de guerre, plus la beauté y devient vitale pour l’être humain. Et la fleur, c’est justement la beauté à portée de main. J’aimerais que mes photographies apportent un peu de douceur, surtout à une époque où nous sommes saturés d’images anxiogènes.
Pourquoi avoir choisi de ne photographier que des hommes ?
Au départ, ce n’était pas un choix délibéré, mais quelque chose qui s’est imposé naturellement. Mon objectif était de parler de l’Afghanistan à travers les fleurs. Or, cela implique aussi de montrer les réalités du terrain, notamment le fait qu’il est beaucoup plus difficile de photographier des femmes dans l’espace public. Les hommes, eux, acceptent facilement de poser, sans qu’il y ait besoin d’autorisation. Je n’ai jamais rencontré de résistance de leur part, ils adorent poser. Et puis, je sentais que ce travail allait me permettre de montrer une autre facette de leur pays. À chaque fois que j’abordais un homme (fleuriste, jardinier ou simple passant) pour lui demander de participer en posant avec des fleurs, non seulement il acceptait volontiers, mais il me remerciait de vouloir offrir un regard différent sur l’Afghanistan.
Les femmes, en revanche, refusent souvent ou expliquent qu’elles doivent d’abord obtenir la permission d’un mari, d’un frère, d’un fils… Les rares femmes que j’ai pu photographier pour ce projet étaient des personnes que je connaissais bien, et cela s’est toujours fait dans des espaces privés.
Depuis combien de temps vivez-vous en Afghanistan ?
Je suis arrivée pour la première fois en Afghanistan à la fin de l’année 2011, en tant que voyageuse. Après avoir parcouru l’Inde et le Pakistan, j’ai franchi la frontière afghane sur la recommandation d’un ami d’un ami qui m’avait dit : « Tu es la bienvenue chez nous. » C’est ainsi que je me suis retrouvée à Kaboul, et le pays m’a immédiatement saisie. Quelques mois plus tard, j’y suis retournée pour un séjour de trois mois… et quatorze ans après, j’y suis encore.
En août 2021, lorsque les talibans ont repris le pouvoir, j’ai été évacuée grâce à mon passeport français, un privilège immense. À ce moment-là, on craignait une guerre civile imminente. J’avais très peur, j’étais même terrifiée, alors j’ai quitté le pays, en laissant tout derrière moi.
Mais rapidement, j’ai appris par des amis et des journalistes restés sur place qu’il était encore possible pour les étrangers de vivre et de travailler en Afghanistan. Et comme ce pays est devenu une part essentielle de ma vie, que je m’y sens chez moi, j’ai eu envie d’y retourner pour continuer à témoigner, à raconter des histoires, et à porter un autre regard sur cette terre à laquelle je suis extrêmement attachée.
Comment avez-vous vécu votre retour en Afghanistan ?
Quand je suis revenue, j’ai été désarçonnée. Mais au fond, c’est quelque chose que je connais bien de l’Afghanistan : il bouscule sans cesse les repères, les certitudes, tout ce que l’on croit comprendre de lui.
Khost, Afghanistan, 2022.
© Oriane Zérah
Vos images offrent une vision totalement inattendue de l’Afghanistan. Est-ce une volonté de bousculer les idées reçues sur ce pays ?
J’aime provoquer la surprise. Lorsque les gens sortent de l’exposition en me disant : « Ce n’est pas l’image que j’avais de l’Afghanistan », je me dis que j’ai réussi quelque chose. Mon travail vise à casser les clichés, à déconstruire les idées toutes faites, à remettre en question ce que l’on croit savoir de ce pays. Et je dis bien ce que l’on croit savoir, car même après quatorze ans passés en Afghanistan, je réalise à quel point je n’en comprends encore qu’une infime partie. C’est important pour moi de montrer une autre facette du pays, plus inattendue et poétique.
On connaît l’Afghanistan à travers les récits de guerre et de souffrance relayés par les médias. Ces réalités existent, bien sûr, et elles sont tragiques. Mais il y a aussi autre chose : de la douceur, de la beauté, une forme de poésie omniprésente, même dans les endroits les plus fragiles. Et j’ai choisi de me concentrer sur cela. C’est ma manière à moi de témoigner, sans nier le reste.
Ces photographies reflètent-elles vraiment le quotidien sur place ?
Ces images colorées, esthétiques, ne sont qu’une part du quotidien, mais elles en font partie. Je ne saurais pas dire quelle proportion elles représentent. Peut-être une infime partie… Mais elles sont bien réelles. J’ai eu la chance de pouvoir me consacrer à cette dimension-là dans mon travail. Alors oui, c’est fidèle, mais ce n’est qu’un fragment de l’ensemble. Un fragment que j’avais envie de mettre en lumière.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans votre pratique, notamment en tant que femme et journaliste en Afghanistan ?
En tant que femme étrangère, j’ai conscience d’occuper une position très privilégiée. Je peux encore exercer mon métier, voyager seule à travers le pays, prendre des photos, filmer… Et ça, c’est une chance immense.
Je n’ai, jusqu’à présent, jamais été empêchée de faire mon travail. Et je pense que c’est aussi lié à la nature même de ce projet. Il s’agit d’un travail centré sur la poésie, sur la beauté, qui m’ouvre certaines portes. Aujourd’hui, je poursuis cette démarche à travers un film inspiré de ces mêmes images, un prolongement qui me permet, là encore, de garder une certaine liberté d’action.
Mais je suis pleinement consciente que cette liberté est exceptionnelle. Ce n’est pas la norme, et c’est aussi ce qui me pousse à en faire un usage engagé, pour témoigner de ce qui, souvent, échappe aux regards.
« Femmes dévoilées et Hommes en fleurs », au Musée Jean-Honoré Fragonard à Grasse, du 14 juin au 12 octobre 2025. Visite gratuite et entrée libre.