Ces premiers jours passés à Auckland furent pour nous l’occasion de croiser la route de Nadene, Brayley et Dhyreille, les trois derniers membres du clan Lomu. Voici leur histoire…
Brayley et Dhyreille aiment leur console « Switch », les moteurs qui vrombissent et les matins qui traînent. Ce sont deux garçons qui rient comme les autres, qui courent comme les autres et mangent pour dix, comme tous les ados du monde. Mais à Auckland, eux grandissent aussi dans l’absence d’un géant. Le 18 novembre 2015, leur papa est parti. Une crise cardiaque, brutale, sauvage, liée à sa maladie rénale. Le monde du rugby a perdu une légende, les mômes ont pleuré un père. Brayley avait à peine 6 ans, Dhyreille deux de moins. Nadene, la maman, s’est alors retrouvée seule avec deux enfants qui, comme leur noble géniteur, portent en eux le feu sacré du sport et de la compétition.
« C’est toute notre vie », sourit aujourd’hui Brayley, du haut de ses 16 piges. « On poursuit notre cursus scolaire par correspondance pour vivre au rythme du tennis. Les bons jours, on peut passer six heures sur un court. » Conçus par l’homme ayant fait basculer le rugby dans le professionnalisme, les garçons Lomu ont donc choisi une tout autre balle. Plus petite, moins capricieuse. « Ils ont atteint un très bon niveau, confie Nadène. Je vous jure que je ne dis pas cela parce que je suis leur mère : tout le monde le pense, ici ! Le problème, c’est que la Nouvelle-Zélande manque de bons joueurs de tennis et sans opposition, les garçons vont bientôt stagner. Pour qu’ils franchissent un cap et obtiennent bientôt leur statut de joueur pro, il leur faut intégrer une académie en Australie, en France ou aux États-Unis. »
En 1995, il ne jouait qu’à 60 % de ses capacités
Ils auraient pu, pourtant, devenir rugbymen. La puissance coule dans leurs veines, héritée d’un nom, d’un corps, d’un mythe. « Dhyreille, poursuit Nadene, a le corps de son père et sa musculature. Il a une force incroyable pour un adolescent. » Ses « petits » se sont néanmoins détournés du rugby et, sans le détester, l’honorent désormais de loin, comme un Dieu qu’on n’ose plus invoquer. « Je ne joue pas au rugby parce que je n’aurais jamais pu être aussi fort que mon père », dit Brayley d’une voix tranquille. « De mon côté, enchaîne Nadene, je ne les ai jamais poussés à se diriger vers tel ou tel sport. J’ai toujours souhaité qu’ils soient libres de leurs choix. Mais ils n’auraient pas été heureux sur un terrain de rugby. Les gens les auraient tout le temps comparé à Jonah. Lui n’aurait pas voulu ça. »
Elle passe la main dans les cheveux du plus jeune, sourit à l’aîné et poursuit : « La seule fois où ils ont joué au rugby, c’était à l’occasion d’un de nos voyages en France. Mon beau-frère s’appelle Hemani Paea et a longtemps joué trois-quarts centre à Oyonnax. Ce jour-là, il avait conduit les garçons à l’école de rugby. Ils se sont très bien débrouillés et après la séance, les coachs leur ont demandé : « Vous n’avez vraiment jamais joué, tous les deux ? Prenez une licence ! Venez ! » Ils n’ont pas voulu. Ils n’ont même plus jamais touché un ballon de rugby de leur vie. »
Une mère louve au combat
Derrière l’énergie de l’enfance et les fréquents éclats de rire de Dhyreille et Brayley, il y eut longtemps, chez Nadene, une douleur tapie dans l’ombre. Quand Jonah s’est éteint, elle a ainsi découvert ainsi qu’il fallait défendre un empire, protéger un nom contre l’usure des marchés et la voracité des hommes. Dans la foulée des funérailles, on lui a alors demandé de signer un contrat chargé de mots froids. Mais les phrases minuscules, tapies au bas des pages comme des serpents, trahirent vite leur promesse et trois ans durant, Nadene dut lutter comme une lionne pour protéger cet héritage qui était en train d’échapper à ses garçons : « Je suis passé par des moments très difficiles mais ça va mieux, aujourd’hui. Tous les droits de marque, d’utilisation et de propriété concernant le nom et l’image de Jonah ont été récemment transférés et me sont exclusivement dévolus, conformément à sa volonté. Le chemin a été semé d’embûches mais la paix règne, désormais. »
Elle, de sang maori et samoan, a pourtant du mal à lâcher le combat. « Il y a des injustices partout », poursuit-elle. Alors, poussée par quelque chose qu’elle n’explique pas, elle a récemment repris ses études de droit pour tenter de devenir avocate. « Entre les activités des garçons, l’animation du site internet dédié à Jonah (www.jonahlomu.com) et mes cours, les derniers mois ont été très intenses. J’ai néanmoins passé des examens et j’aurai les résultats dans quelques jours. Si ça marche, pourquoi ne pas prendre la robe ? J’y pense, en tout cas. » Ce faisant, elle pense aussi à ceux que personne ne voit. Elle raconte : « Pour être en contact avec de nombreux joueurs polynésiens évoluant en France, je sais que certains d’entre-eux sont mal traités dans les divisions inférieures, ces catégories dont les journaux parlent peu. Les chèques n’arrivent pas à la fin du mois, les garçons se nourrissent de noodles pendant des jours et n’osent pas aller voir le président du club, de peur de se faire virer. Ce n’est pas digne d’un grand pays comme le vôtre. »
A-t-on vu le vrai Jonah ?
Au moment où Nadene suspend sa phrase, Dhyreille lance une œillade pleine d’admiration à sa mère. Brayley, lui, regarde au loin, sans doute vers une époque plus douce où la musique emplissait, à un jet de pierres de ce café de Mount Eden qui les réunit ce matin, la maison où le clan Lomu vit encore. Parce que Jonah n’était pas qu’un rugbyman. Il était aussi DJ. « Je me souviens de mon cinquième anniversaire, raconte à présent Dhyreille. Papa était aux platines, on dansait et j’avais un gâteau à l’effigie des Minions. C’est un peu flou mais je m’en rappelle, oui. »
Les souvenirs, chez les Lomu, sont des ancres, des refuges qu’ils aimeraient, un jour, partager dans un film. Nadene poursuit : « Ces dernières années, quand j’ai commencé à me battre pour récupérer les droits concernant l’image de Jonah, on m’a injustement jugée. On m’a dépeinte comme une incompétente. Une manipulatrice. Une femme qui poursuivait l’argent. » Elle lâche un rire sans joie, enchaîne. « Vous savez, j’étais à l’aise avant que nous nous mettions en couple, tous les deux. J’avais un portefeuille immobilier. Une gamme de voitures de sport. Je vivais bien. Très bien, même. » Elle regarde ailleurs, happée par un souvenir qui surgit sans prévenir. « Il n’avait rien, le jour où je l’ai rencontré. Quand Jonah s’est séparé de sa première compagne, il a perdu 50 % de tout ce qu’il avait. Il est parti de cette relation avec le sac à dos qu’il portait sur lui et la voiture qu’il conduisait. »
Jonah Lomu, la légende du rugby mondial.
ActionPlus / Icon Sport
Au café Tupu’anga, le silence s’installe. Nadene le brise ainsi. « Alors, qu’on me dise que j’ai toujours couru après son argent me met hors de moi. Je ne l’accepterai jamais. » Et soudain, elle range les armes. Elle fait, sur son fauteuil, un imperceptible mouvement de recul et, d’un geste bref, nous fait comprendre qu’elle aimerait passer à autre chose. Elle jette un œil à ses boys. L’un écrit un texto, l’autre dévore une brioche. Elle reprend : « Très tôt, le docteur des All Blacks, John Mayhew, avait fait comprendre à Jonah qu’il ne pourrait avoir d’enfant. Bon an mal an, on s’était fait à cette idée. Nous avions même pris un chien, c’est vous dire. Puis, comme par miracle, nos deux petits sont arrivés. »
Fou d’amour pour ses garçons, la légende noire avait une réponse toute trouvée lorsqu’on lui demandait qui serait le prochain Jonah Lomu : « Il est à la maison… et il dort. » Mais à voir la trajectoire sportive que dessinent aujourd’hui Dhyreille et Brayley, on se dit que l’héritier de Lomu n’est peut-être pas encore né et chez nous, ce constat ravive d’ailleurs un puissant regret : celui de n’avoir entrevu, au fond, qu’une infime partie du potentiel de Big Jonah, l’un des plus grands athlètes du sport moderne. Nadene conclut : « En 1995, alors que le monde entier pensait que mon mari était au sommet de son rugby, la réalité était tout autre : son médecin lui assurait souvent que, rongé qu’il était déjà par la maladie, il ne jouait qu’à 60 % de ses capacités. » Mike Catt, Xavier Garbajosa et quelques autres de ses victimes n’en croiront probablement pas un mot…