À quelques jours du premier match des Bleus face à la Nouvelle-Zélande, le sélectionneur des All Blacks s’est confié. Ses années à l’Usap, Ardie Savea, ses danses après les titres : le patron du rugby « Néo-Z » évoque tous les sujets. Sa méthode : l’ouverture. Le sélectionneur tranche avec les usages de cette équipe mythique et c’est rafraîchissant.
Que gardez-vous en mémoire de vos trois années passées à Perpignan ?
Les débuts furent vraiment difficiles pour mon épouse (Jane, N.D.L.R.) et moi. Nous sommes arrivés à Perpignan au début de l’hiver. Mes coéquipiers avaient commencé à s’entraîner depuis déjà de longues semaines et moi, j’avais besoin de rapidement créer du lien. Je voulais leur montrer que je ne venais pas en vacances.
Alors ?
J’ai voulu tout donner, tout de suite. Sur le premier match, j’ai fait quatre minutes et un de mes mollets s’est totalement déchiré. Crac ! Six semaines ! Je n’aurais pu imaginer pires débuts. Après six mois de galère à Perpignan, je suis néanmoins passé de « Qu’est-ce que j’ai fait en signant ici ? » à « C’est quelque chose, l’Usap, quand même »… J’ai commencé à comprendre la mentalité catalane, la passion des supporters, les façons de travailler. J’ai surtout arrêté de comparer tout ce que je faisais à Perpignan avec ce qui avait été mon quotidien néo-zélandais. Une fois que j’ai accepté que les Français étaient différents et que c’était très bien ainsi, j’ai été le plus heureux des hommes en Catalogne.
Où habitiez-vous ?
À Canet, en bord de mer. Quelle beauté ce village… Et puis, l’atmosphère à Aimé-Giral était dingue, quand j’y repense. (Il chante en français) « Et ils sont là ! Et ils sont là ! Et ils sont là les Catalans ! » J’ai tellement aimé la France et Perpignan que j’ai ajouté des prénoms français à ceux de mes trois enfants : Gauthier, Fabien et Maurice.
Étiez-vous le seul étranger à l’Usap à l’époque ?
Non, nous étions nombreux. Il y avait les Wallabies, Manny Edmonds et Dan Herbert, désormais président de la Fédération australienne ; les internationaux anglais Tim Stimpson, Dan Luger et Perry Freshwater ; le Puma Rimas Alvarez Kairelis, aussi. Et puis, Christophe Porcu.
Porcu ? Il est pas catalan lui ?
(Il se marre) Si ! Mais écrivez-le quand même, il sera content !
Surfiez-vous en Catalogne ?
Non mais parfois, on prenait la voiture pour aller à Biarritz, à l’autre bout des Pyrénées. Quel spot…
Pourquoi les gens vous appellent-ils le « Rasoir », au juste ?
C’est une vielle histoire, ça. Ce jour-là, on affrontait les Brumbies en Super Rugby, avec les Crusaders. Sur une attaque australienne, je mets un bon plaquage à Pat Howard, leur trois-quarts centre. à la télé, les commentateurs hurlent : « Oh ! Il l’a coupé en deux ! » Et moi, sur le terrain, je fais mine de nettoyer mon épaule droite, comme on le ferait d’une lame de rasoir après avoir taillé sa barbe. Il y avait un peu d’auto-promo, quoi… (Rires)
Quand avez-vous commencé à entraîner ?
Après avoir arrêté ma carrière de joueur en 2007 (au Japon), je suis revenu en Nouvelle-Zélande. J’avais ce désir en moi depuis déjà de nombreuses années. J’ai donc été voir Robbie Deans (ancien manager des Crusaders), l’un de mes mentors à Christchurch et lui ai dit que je souhaitais entraîner. Robbie m’a répondu : « C’est bien, Scott… Mais il va falloir que tu apprennes d’abord… » Alors, j’ai commencé par la base, avec les moins de 16 ans de Christchurch. Puis j’ai pris le club de mon village, Mount Maunganui. J’ai entraîné ensuite en NPC (le championnat domestique de Nouvelle-Zélande), pour atterrir, six ans après avoir commencé ce chemin, à la tête des Crusaders.
On dit, en Nouvelle-Zélande, que le sélectionneur des All Blacks est plus important que le Premier ministre. Est-ce vrai ? Et à quel point êtes-vous sous pression, en tant que patron de cette sélection ?
C’est de la pression oui. Parce que lorsque l’on porte ce maillot, les attentes sont énormes, l’héritage immense. Mais au pays, on l’aime et on le respecte cet héritage. Il faut en être digne et avoir confiance en soi, pour le défendre. Ce travail, je le vis donc comme le plus grand des honneurs.
Le XV de France est très affaibli, au moment de démarrer cette tournée en Nouvelle-Zélande…
(Il coupe) Je n’entrerai jamais dans ce style de narration avant un match contre les Français. Qui suis-je pour dire qu’ils sont faibles ? Moi, je pense au contraire qu’ils sont libres. Il n’y a pas trop de poids sur leurs épaules et ils savent qu’ils peuvent être très dangereux. Le plus important, c’est que nous les respections dans notre préparation et que nous comprenions leurs points forts.
Lesquels, par exemple ?
Les Français ont la particularité d’avoir de la profondeur d’effectif : ils l’ont démontré en Australie il y a trois ans, en Argentine l’an passé… Fabien Galthié a créé de l’émulation, de la richesse au cours des six dernières années qu’il a passées à la tête de l’équipe. Avec tous ces jeunes joueurs passionnants, motivés, le rugby français est en bonne position.
L’équipe de France n’est pas favorite, vous ne nous enlèverez pas ça de l’esprit…
Mais c’est probablement à ce moment-là qu’ils sont les plus dangereux, n’est-ce pas ? C’est bien que les médias racontent l’histoire à leur place, qu’ils disent les joueurs épuisés et tout ça… Dans ce genre de contexte, les Bleus se lèvent et deviennent une équipe de France féroce.
Avec les Crusaders, Scott Robertson a pris l’habitude de célébrer les titres avec des danses au milieu des joueurs.
Dave Lintott / Icon Sport – Dave Lintott / Icon Sport
Que vous reste-t-il du dernier match des All Blacks au Stade de France, en novembre ?
Nous avions pratiqué un rugby incroyable, ce soir-là. Mais pas suffisamment longtemps pour battre les Bleus (30-29)… Au Stade de France, ils avaient concrétisé tous leurs temps forts. C’est la marque des grandes équipes.
Pourquoi Ardie Savea est-il si important dans votre équipe ?
Il a, déjà, la capacité de changer le cours d’une rencontre sur une seule action de classe. Et puis, il est un leader, un vrai. Il inspire non seulement le groupe des All Blacks mais la nation tout entière. Il me fait d’ailleurs penser à Thierry Dusautoir. Les deux en ont eux cette présence, ce pouvoir, ce « mana » (l’aura) comme disent les Maoris.
Pourquoi dansez-vous après les matchs ? Et où avez-vous appris ces mouvements-là ?
J’ai toujours aimé danser. Mais la première fois que j’ai dansé dans un vestiaire, c’était à l’époque où j’entraînais Canterbury, en NPC. Après une finale, les joueurs ont fermé les portes et ont chanté (sur l’air de « Ouh ! Ah ! Cantona ! ») : « Ouh ! Ah ! Razor, Ah ! On chante : Ouh ! Ah ! Razor, Ah ! » Et j’ai fait mon mouvement de breakdance, voilà tout… à ce sujet, je n’oublierai jamais ce que m’a dit ma maman, le jour où elle m’a laissé devant l’avion me conduisant pour la première fois à Christchurch : « Reste toi-même, mon fils. » C’est ce que j’essaie de faire, au quotidien : je vis mon rugby à fond mais je continue aussi le surf, la pêche, la danse… J’ai besoin de cet équilibre.
Le making off
Scott « Razor » Robertson pourrait difficilement être plus éloigné de l’image traditionnelle d’un sélectionneur des All Blacks. Après tout, vous n’avez jamais vu Graham Henry vérifier sur son smartphone si la houle était assez bonne pour aller surfer, jamais vu Steve Hansen s’adonner au breakdance ou encore Ian Foster, le prédécesseur de « Razor », parler publiquement de sa dyslexie et décrire sa rencontre, au large d’une plage de Durban, avec un énorme requin tigre. Ce qui, du point de vue du public kiwi, fut au départ légèrement perturbant. Mais que voulez-vous : le sport professionnel a besoin de personnages et en ce sens, Scott Robertson colle plutôt bien au décorum contemporain. Le « Rasoir », fraîchement quinquagénaire, a donc parcouru un très long chemin depuis l’enfance à Mount Maunganui, une époque où sa vie était rythmée par la pêche au gros, le surf et le club de maîtres-nageurs sauveteurs, les sentinelles des plages de Tauranga.
Fils d’un pompier, Scott Robertson, passé par l’Usap de 2003 à 2006, n’a longtemps pas supporté l’idée même du costume cravate et cite, encore aujourd’hui, le temps où il jouait au rugby dans un club de Newtownards, à l’est de Belfast. « Avant de me lancer dans cette aventure, confie-t-il, j’étais un peu obtus, limité dans mes pensées. Là-bas, je bossais comme ouvrier dans le bâtiment : je transportais toute la journée des brouettes de briques, en somme. En parallèle, j’allais pourtant souvent me promener à l’université de la ville. Je m’asseyais au fond de l’auditorium, j’écoutais les cours et lisais les bouquins que conseillaient les profs. Il me semblait que ces jeunes, autour de moi, avaient tous des vies incroyables : bientôt, ils iraient à Londres, Paris ou Amsterdam pour bosser dans la finance. L’éducation leur donnait des opportunités et ce fut une forme de déclic pour moi. »
Un coup de pied dans la fourmilière
Scott Robertson est un personnage riche, affable, passionnant. En Nouvelle-Zélande, il semble même donner grand coup de pied dans la fourmilière, tant il ouvre en grand les portes de ces All Blacks longtemps recroquevillés en leur monde. Ce faisant, il répond finalement bien aux desiderata de Silverlake, le fond d’investissement américain ayant sauvé la NZRU de la banqueroute : ces derniers mois, le groupe yankee a donc fait comprendre à la Fédération néo-zélandaise que l’entre-soi était désormais terminé, que la marque « All Blacks » avait beau rester mythique, il fallait désormais qu’on parle d’elle davantage… et si possible hors des marchés traditionnels du rugby. Est-ce la raison pour laquelle Scott Robertson a tout de suite accepté de nous rencontrer, lorsqu’on lui a soumis l’idée la semaine dernière ? Allez savoir. Toujours est-il qu’on a passé un moment inoubliable avec « Razor », lundi matin. Un moment qui a d’ailleurs démarré par le souvenir hilarant de sa première sélection chez les All Blacks, en 1998 : « J’ai toujours aimé faire la fête et ce week-end là, nous étions à Queenstown (au sud de la Nouvelle-Zélande, N.D.L.R.) avec Norm Maxwell (ancien deuxième ligne des All Blacks) et quelques potes. C’était un festival de musique, un truc incroyable avec des milliers de gens. Là-bas, je dormais dans la chambre d’hôtel de mes copains, sur un matelas qu’on avait posé par terre. Le samedi après-midi, dans un pub, on avait rapidement entendu que Josh Kronfeld (ancien troisième ligne des All Blacks) s’était blessé à une épaule contre l’Afrique du Sud et que la sélection lui cherchait un remplaçant. Mais on était vite passé à autre chose… Nous sommes rentrés à l’hôtel tard dans la nuit et à 7 h 30, le téléphone de la chambre a sonné. Une première fois. On n’a pas répondu. Mais ça s’est poursuivi. à la troisième sonnerie, je me suis saisis du combiné. C’était Gordon Hunter, au bout du fil, l’adjoint de John Hart (alors sélectionneur des All Blacks). Il m’a dit : « Où que tu sois, fils, rends-toi tout de suite à l’aéroport et rejoins nous. » J’étais scié. Pas parce qu’il m’annonçait que j’étais sélectionné. Je me demandais simplement comment m’avait-il trouvé ! Je lui ai posé la question et il m’a dit : « Tu sais quel était mon premier métier, fils ? » J’ai répondu par l’affirmative. » Gordy Hunter était inspecteur de police…