Par

Juliette Cardinale

Publié le

4 juil. 2025 à 6h48

« On a l’impression d’être un ghetto. » Les conséquences de la présence d’un groupe de dealers qui s’installe au quotidien dans une résidence bordelaise sont désastreuses pour les habitants. En mai dernier, l’un d’eux témoignait déjà auprès d’actu Bordeaux de la saleté et de l’insécurité permanentes. Des déchets jonchent le sol, des excréments dans l’escalier et un bâtiment « détruit ». Quelques mois plus tard, d’autres résidents excédés par la situation ont tenu à prendre la parole. Il faut dire qu’avec l’été et la chaleur, la situation est encore moins supportable.

Craignant les représailles de ceux qui ont « fait main basse » sur les lieux, tous ont insisté pour garder l’anonymat. Aucun ne veut préciser publiquement le nom de la résidence, le numéro du bâtiment où il habite, ni donner d’indication permettant de découvrir son identité.

Des habitants terrifiés

Il y a quelques jours, fin juin 2025, Sandra* a « assisté » à une scène qui l’a bien secouée. Enfin elle a surtout entendu les faits, la fenêtre de son logement alors ouverte. Comme à chaque fois, elle se cache. « Je ne regarde pas, je ne fais pas de bruit. Je ne veux pas de représailles », avoue-t-elle. « Je suis glacée de peur, donc je me cloître. »

« J’ai entendu une femme sortir de son logement avec un bébé, elle toussait, pleurait et disait qu’elle ne pouvait plus respirer », se souvient l’habitante de la résidence. « Il y avait eu du gaz dans son appartement. Lacrymo ou autre ? Je ne sais pas. »

« Plus tard, un des hommes est allé la voir en disant que c’étaient les petits qui jouaient et en les excusant. » Les petits ? Des adolescents d’après Sandra. « Certains ont 14 ans, et j’en ai même vu d’environ 11 ans. Ils vont être convertis au trafic, c’est sûr. »

Car l’activité de la vingtaine de jeunes est tournée autour de la drogue. « De 17h à 21h, le groupe se pose, squatte, dégrade et le trafic bat son plein. On voit défiler les consommateurs : ils sont de tout âge et toute classe sociale », témoignait déjà Anthony* il y a quelques mois.

Les portes des compteurs sont elles aussi régulièrement cassées.
Les portes des compteurs sont elles aussi régulièrement cassées. (©document transmis à actu Bordeaux)

Et les dealers ne manquent pas de cachette pour leurs produits. Ils sont planqués dans des buissons, dans des compteurs, etc. Quand elle sort les poubelles, Sandra s’inquiète. « Je m’occupe de mes déchets, mais je ramasse parfois ce qui traîne. J’ai peur d’ouvrir quoi que ce soit, trouver ou déplacer quelque chose et subir les conséquences… »

« C’était infâme »

Les allées et venues des consommateurs sont une chose. Les nombreuses nuisances subies par les habitants une autre. Sans oublier qu’elles sont décuplées quand les fenêtres sont ouvertes pour échapper à la chaleur. « Nos escaliers servent de WC publics », lance tout simplement l’un d’eux. Une résidente s’est chargée elle-même, en mars dernier, d’enlever un peu de crasse. « Dès qu’on ouvrait la porte, c’était infâme », soupire-t-elle. « Personne ne veut nettoyer, comme on paie une société. Mais elle ne passe plus… »

Dès qu’ils prennent leurs quartiers pour leur « journée de travail », les dealers se font entendre. « Les nuisances sonores ont lieu tard dans la nuit. Souvent, il y a de la musique et sinon, ça gueule de tous les côtés. On ne peut pas garder les fenêtres ouvertes. Un soir, ils ont même sorti la télé et l’ont regardée », reprend Sandra.

« On n’est pas chez nous », résume celle qui est propriétaire d’un appartement, comme un écho aux déclarations d’Anthony quelques semaines plus tôt. Justement, d’anciens habitants ont contacté la rédaction d’actu Bordeaux, reconnaissant à raison une description de leur ancien lieu de résidence.

« J’ai cru que j’allais être tabassé, lance Henri*, et j’ai fui les lieux. » Ce locataire a vu s’installer des jeunes, petits à petits. Il décrit à son tour les portes cassées, les déchets traînants partout, l’odeur de l’herbe s’infiltrant dans les logements. « On a essayé un de discuter, ça n’a rien aidé. Et puis un jour je suis passé et j’ai râlé en marmonnant. Deux mecs m’ont mis un coup de pression. J’ai réussi à partir, mais je n’en menais pas large. »

L’incident, dont il n’a pas parlé jusqu’ici, a été l’élément déclencheur pour le faire partir. « Heureusement » locataire, Henri a posé son préavis. « J’habite en extérieur, plus loin du travail et je préfère mille fois prendre la voiture et me taper les bouchons sur la rocade tous les jours. »

Dès que le portail est réparé, des barreaux sont à nouveau sciés.
Dès que le portail est réparé, des barreaux sont à nouveau sciés. (©document transmis à actu Bordeaux)

Une autre habitante a été « lourdement draguée » puis agressée, un soir alors qu’elle était chez elle. Tout comme Henri, elle a préféré quitter les lieux.

Sandra, elle, a eu plus de chance. « Je n’ai pas été agressée, ni vu d’agression. Mais quand je rentre, je passe devant une dizaine de personnes, elles fument et me regardent, l’air provocateur ».

Depuis que la porte du bâtiment ne marche plus, elle a mis une alarme chez elle. L’insécurité, elle la ressent constamment.

Propriétaire, elle subit aussi les conséquences financières des dégradations. Quand les vitres sont cassées par exemple, c’est  la copropriété qui doit signer le chèque.

Les facteurs de retour, le courrier intercepté

Les facteurs ne livraient plus le courrier dans le bâtiment le plus touché à une époque. Il faut dire que les boîtes à lettre sont complètement détruites. Ils ont beau avoir repris leur tournée, l’affaire n’est pas résolue. « Je retrouve du courrier par terre, des enveloppes avec les relevés de compte ouvertes », ajoute une habitante. Rien ne lui a été retiré, et son identité n’a visiblement pas été usurpée. « Ils ont dû voir que j’étais encore plus pauvre qu’eux », s’amuse-t-elle presque. 

« Ces bâtiments ne valent plus grand-chose », soupire Sandra. De son propre aveu, elle est bloquée. La résidente a épargné pendant longtemps, alors qu’elle vivait dans un quartier tranquille de Bordeaux, pour acheter son premier bien immobilier. Elle s’y voyait rester toute la vie. 

Mon rêve s’est transformé en cauchemar. Maintenant je me vois vieillir ici, et je n’ai plus la joie de vivre.

Sandra

Sandra déplore ne pas avoir été prévenue par les autres résidents quand elle a acheté. Et, depuis, les choses « se sont aggravées ».

« Les gens sont indifférents »

Les voitures sont abîmées, même dans les parkings souterrains. Les détecteurs de mouvements défectueux ne sont pas réparés. Lors des récentes chaleurs, la borne d’incendie près de la résidence a été forcée. Et les mails au syndic restent sans réponse.

« Les gens sont indifférents, blasés, ou alors ils ont tous peur », s’interroge Henri en se souvenant de ses anciens voisins. « Il n’y a pas beaucoup de solidarité. »

Tous les bâtiments de la grande résidence ne sont pas logés à la même enseigne. « Il y a un commerce pas loin qui leur sert un peu de base, et on est à l’écart des autres immeubles. Les autres ne vivent pas ça », souligne Henri.

La résistance a du mal à s’organiser et, surtout, la paranoïa s’installe. « Je ne sais pas qui est proprio, qui est locataire. Qui dit qu’un trafiquant n’est pas parmi les voisins ? Je peux tomber dans la gueule du loup », témoigne Sandra.

Le nettoyage, ça se résout. La seule chose qui me dérange, c’est l’insécurité. J’ai la boule au ventre quand je rentre chez moi. J’ai peur chaque jour.

Sandra

Des fois, les résidents voient les forces de l’ordre. Mais leurs actions ne semblent jamais porter leurs fruits à long terme. Ils ont beau cacher leur « matos » et prendre leurs jambes à leur cou, les dealers reviennent toujours.

De toute façon, Sandra n’appelle pas la police de peur de représailles. « J’ai vu des choses, mais je n’ose rien dire moi non plus. Je ne veux pas me mettre en danger. » Défaitiste, elle résume sa situation en une terrible phrase : « C’est simple, dans cette résidence on n’a plus d’espoir. »

*prénoms changés pour garder l’anonymat

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