« T’as le bonjour d’Albert ! » Cette soirée d’avril 2002, la voix de Patrick Andrieu fait trembler les murs du siège de Nice-Matin, route de Grenoble. Dans le viseur : un infortuné chef de service, coupable d’avoir laissé passer un texte égrillard sur la famille de Monaco. Cette maladresse avait valu au directeur de la rédaction, dès potron-minet, un appel furibard du Palais princier.
Cet éclat, et des centaines d’autres, ont façonné la légende d’un leader colérique, intraitable, mais au professionnalisme irréprochable. Plus de vingt ans après son départ, le journaliste revient sur un parcours qui l’a notamment conduit à réaliser la fusion historique des deux quotidiens varois.
Comment êtes-vous arrivé à Nice-Matin ?
Par la filière syndicale. J’ai débuté dans ma région natale, à L’Est Éclair, en 1972. J’étais en contact avec Louis Cagnol qui dirigeait la section CGC (1) de Nice-Matin. C’est lui qui m’a fait venir en 1978.
La CGC était réputée « de mèche » avec la direction du journal. Quels étaient vos rapports avec les autres syndicats ?
[Il sourit] Disons qu’ils étaient de gauche alors que moi, j’ai toujours été de droite ! Cela ne m’empêchait pas d’avoir plein d’amis à la CGT. Et pourtant, qu’est-ce qu’on a pu se mettre sur la gueule ! On se donnait du « gaucho » et du « facho ». Mais ensuite, on se retrouvait tous pour boire un coup. En 1981, lorsque le p.-d.g. a demandé notre appui pour virer deux élus cégétistes, on a refusé. Ça m’a valu une mutation-sanction à Digne-les-Bains… et ma première augmentation.
Une augmentation ?
Oui. Le patron, Michel Bavastro, s’est rendu compte après coup qu’il n’avait pas le droit de déplacer un délégué syndical. Louis Cagnol m’a dit : « Si tu refuses d’y aller et que tu obtiens gain de cause, tu fais perdre la gueule au patron. Monnaye plutôt ton transfert ! » Ce que j’ai fait. Je suis arrivé à Digne avec un indice de reporter. Le lendemain, le chef d’agence a fait un infarctus… et on m’a proposé de le remplacer.
Comment avez-vous accueilli cette promotion ?
Très mal. L’avant-dernier chef d’agence avait passé quatorze ans dans les Alpes-de-Haute-Provence ! Vous imaginez ? Je me suis dit que la meilleure façon d’en sortir, c’était par le haut. J’ai mis les bouchées doubles et, en six mois, j’ai doublé les ventes ! Ça a convaincu Bavastro de me rapatrier dans le Var. En janvier 1982, j’ai été nommé chef d’agence à Saint-Raphaël. J’y ai vécu des années merveilleuses. Je me souviens d’un jeune stagiaire qui a fait une grande carrière – David Pujadas. En juillet 1987, le « Vieux » a voulu me ramener dans les Alpes-Maritimes – à Antibes. Cette fois encore, j’ai négocié mon transfert. Bavastro m’a traité de marchand de tapis, mais je crois qu’il aimait ce genre de tractations !
Antibes, ça reste votre ville « coup de cœur » ?
Oui. J’ai adoré la cité des remparts et son maire, Pierre Merli, qui est devenu un proche. J’ai passé des moments extraordinaires avec cette ancienne figure de la Résistance, ami proche de François Mitterrand, maire d’Antibes depuis 1971, qui connaissait TOUT sur TOUT le monde ! [Il rit] On pouvait passer des heures à l’écouter raconter les coulisses de la politique. Durant cette période, aux côtés de mon ami Daniel Mercier, j’ai apporté ma pierre au développement du Festival mondial de l’image sous-marine – une autre de mes passions.
Après Antibes, où vous passez deux ans, vous revenez au siège…
J’ai été nommé numéro 2 de la Région Côte d’Azur en juin 1989, puis numéro 1 deux mois plus tard. En 1995, j’ai obtenu une augmentation de salaire importante – 6 000 francs par mois (2) – pour… réduire mon domaine de compétence. [Il éclate de rire] Bavastro voulait faire plaisir à son petit-fils, Christian Mars, en lui accordant davantage de responsabilités. C’est comme cela que je suis devenu chef de l’édition du Var.
Vous l’étiez encore en 1998, après le rachat du journal par le Groupe Hachette, lorsque l’édition du Var de Nice-Matin et Var-Matin République ont fusionné ?
Absolument ! Il faut préciser que dans l’intervalle, la confiance avait été rompue avec la famille Bavastro. Le « Vieux » m’avait convoqué pour m’assurer, « en confidence », qu’il ne vendrait « jamais, au grand jamais » son journal à Jean-Luc Lagardère. Quelques mois plus tard, c’était fait ! Je me suis senti trahi. Je me suis rapproché à ce moment-là de Michel Comboul, qui est devenu p.-d.g après le décès de Gérard Bavastro [le fils de Michel Bavastro, Ndlr] et m’a chargé de réaliser la fusion entre ces deux titres totalement différents.
Qu’est-ce qui vous a permis de réussir ?
Deux choses : l’ampleur des moyens qui m’ont été accordés et les conseils de mon ami André Baudin, ancien délégué CGT, qui avait un réseau extraordinaire. Au bout de six mois, je connaissais tout le monde. Au bout d’un an, on n’avait perdu que 6 000 ventes quotidiennes sur 100 000 – ce qui correspondait presque exactement aux « doublons », c’est-à-dire aux personnes ou entreprises qui achetaient les deux journaux. Les bistrots, par exemple…
Après cela, vous espériez une promotion à la direction de la rédaction ?
C’était le deal. Au départ, il était convenu que Pierre Dany, qui était rédacteur en chef adjoint, occuperait le poste avant de me passer le témoin. Mais Dany a eu des soucis de santé et un proche de Michel Comboul l’a convaincu de recruter un journaliste qui venait de Champagne-Ardenne. [Un silence] Cette « expérience », pour des raisons sur lesquelles je ne souhaite pas m’étendre, a tourné court. En juillet 2000, je suis devenu directeur de la rédaction.
L’expérience s’est interrompue, assez brutalement, trois ans plus tard…
J’ai eu une première difficulté avec Michel Comboul. Comme Michel Bavastro le faisait avant lui, il assistait aux conférences de rédaction. Mais contrairement à son prédécesseur, sans doute parce que Comboul avait été journaliste, il intervenait pour donner son avis ! J’ai menacé de lui « rendre les clés » s’il continuait à me parasiter. Ça s’est tassé, mais je sais qu’il m’en a tenu rigueur. Les choses ne se sont pas arrangées avec le décès de Jean-Luc Lagardère [en mars 2003, Ndlr]. Son fils Arnault a pris les rênes en réclamant une rentabilité à deux chiffres ! Dans la presse, c’est impossible… Je me doutais qu’avec un tel capitaine, l’empire Lagardère était mal barré. J’ai quitté le navire le 31 décembre 2003, après avoir fêté mes 50 ans. J’ai terminé ma carrière comme directeur de la communication d’un grand groupe de matériaux de construction.
Vous avez laissé le souvenir d’un chef intransigeant, souvent cassant. Étiez-vous conscient de cette réputation ?
Bien sûr ! En faisant mon pot de départ, j’y ai fait allusion dans une formule que quelqu’un, tout récemment, m’a rappelée : « On pourra dire qu’Andrieu rime avec odieux, mais au moins, ça ne rime pas avec larbin ! » J’assume mon exigence, mon souci de toujours faire mieux. J’en suis fier !
1. Confédération générale des cadres.
2. L’équivalent de 1 455 euros de 2024.
Patrick Andrieu, aujourd’hui, avec une photo de son équipe varoise de 1998. Photo Lionel Paoli.