Elle les a vus suspendus au bout d’une corde. Cou brisé, corps torturé, fracassé par les nazis. Ils sont restés ainsi trois heures durant, sous un soleil de plomb, tout près de la place Masséna, pour impressionner la population muette d’horreur. Ariette Bosselaar n’a pas oublié la pendaison de Séraphin Torrin et d’Ange Grassi, résistants communistes azuréens. Chaque année, chaque 7 juillet depuis cet atroce jour de l’été 1944, leur souvenir est ravivé à Nice [ce sera le cas demain à 20h30] et à Gattières, où vivaient les deux hommes. Chaque année, jour anniversaire de ces horribles représailles, Ariette, Niçoise désormais installée à Monaco, revit ce passé qu’elle souhaite partager aujourd’hui, à 98 ans. « Pour faire comprendre aux jeunes ce que leurs grands-parents et même arrière-grands-parents ont subi et perdu, ici, chez eux. »
Nous sommes quatre-vingt-un ans plus tôt. Ariette Bosselaar, née à Nice de parents néerlandais, a 17 ans. Elle est apprentie coiffeuse dans les salons de l’hôtel Negresco, réquisitionné par les officiers allemands. Sa patronne lui demande d’aller faire une course. Ariette déroule le film en noir et blanc. Avec une mémoire, une clarté verbale, un phrasé exceptionnels: « Je prends mon vélo et emprunte le boulevard Victor-Hugo pour me rendre boulevard Dubouchage. Au bout de Victor-Hugo, au croisement de l’avenue de la Victoire, qui ne s’appelait pas encore Jean-Médecin, il y a beaucoup de monde. Un monde silencieux, qui se dirige vers la place Masséna, encadré par les Allemands. »
Une camionnette à plateau
Ariette est prise dans ce flot, qui ne dit mot. « On arrive à hauteur du carrefour avec la rue de l’Hôtel-des-Postes. On nous fait stopper. On attend. De la place Masséna, arrive alors une camionnette à plateau avec deux hommes dessus, déjà presque morts. Un soldat allemand s’empare d’une grosse corde qu’il passe autour du cou d’un des deux hommes et le pend au lampadaire devant les Galeries Lafayette. Le même sort attend le second homme, sur le versant opposé, à l’angle de la rue Maréchal-Pétain, devenue rue de la Liberté. C’était Torrin et Grassi. Après, on nous a dispersés, sans avoir le droit de dire quoi que ce soit. Je suis retournée chez ma patronne, qui m’a vue décomposée et m’a renvoyée chez moi. »
Ce qu’Ariette fait. La voilà seule dans l’appartement: ses parents ne sont pas à Nice. Elle se débrouille comme elle peut, essaie de grappiller des choses à manger. Mais ce jour-là, ce 7 juillet 1944, l’adolescente a l’estomac révulsé. « Je me suis sentie effroyablement meurtrie. Animée d’une envie de crier ma colère. Mais je risquais une balle dans la peau. J’ai eu deux copains de mon âge fusillés… C’était très dur pour les personnes de mon âge. L’occupation fut épouvantable. Je mettais des torchons aux fenêtres pour dissimuler la lumière. »
Une des derniers survivants
17 ans, un âge, où tout reste gravé, indélébile à jamais. Même si après, Ariette a fait sa vie, a appris l’esthétique à Paris chez Helena Rubinstein, a pratiqué dans des hôtels sélects comme l’hôtel de Paris, à Monaco, avant d’aller à domicile, dans les villas et sur les bateaux de la Principauté, puis de s’installer à son compte jusque dans les années 90. Un compagnon, rencontré alors quelle a 20 ans, une fille qu’elle élève seule, une passion pour la flore du Mercantour qu’elle photographie à la recherche de la Florentula, plante unique au monde, qui ne fleurit qu’une fois dans son existence végétale. Une belle vie. Mais de laquelle Ariette n’a pas effacé les cicatrices visibles qui l’ont lacérée entre 1942 et 1944, à Nice, vivant au rythme exécrable des bottes. « On tuait tout le monde. Les assassinats se multipliaient et tout cela est resté dans ma tête. Je fais partie des derniers survivants à véhiculer ces souvenirs. Odieux, certes, mais indispensables pour le présent et le futur. Les voyages organisés pour les collégiens vers les camps de concentration sont une bonne chose. Quatre-vingt-un ans, ce n’est pas si loin et les jeunes se doivent de connaître ce que leurs aînés ont subi. »
Deux martyrs dans la mémoire collective
Séraphin Torrin, 32 ans, agriculteur à Gattières, originaire de Pélasque (hameau de Lantosque), intégrant le Parti communiste et devenant président du comité local du Front populaire de son village, engagé dans les Francs-tireurs et partisans. Ange Grassi, 40 ans, maçon venu d’Italie, près de Sienne, militant communiste et résistant FTP comme Séraphin.
Les deux hommes deviennent amis. Ensemble, ils organisent des attaques contre les militaires italiens et allemands, fournissent des armes aux compagnies qu’ils organisent, infligent de lourdes pertes aux convois ennemis.
Le 3 juillet, les deux résistants sont arrêtés à la suite d’une action qui a coûté la vie à un soldat allemand. Le village de Gattières est cerné par des militaires, des membres de la police allemande. Sur la place, où tous les hommes sont regroupés, un collabo désigne Ange et Séraphin comme communistes. On perquisitionne leurs domiciles respectifs. On retrouve chez chacun d’eux une arme sans chargeur ou sans munitions.
À Nice, la consonance angélique des deux prénoms est broyée par la cruauté diabolique des nazis. Interrogatoire. Torture. Aucun des deux n’avoue la possession des armes trouvées chez eux. Procès le 7 juillet devant la cour martiale de la 148e Ersatz division, qui siège à l’hôtel Ruhl. La sentence tombe : condamnation à mort pour détention d’armes et appartenance au Parti communiste.
Vers 17 heures, la vie de Torrin et Grassi s’arrête. Sectionnée par une corde devant une centaine de Niçois rassemblés de force et terrorisés. Il fallait que ça serve d’exemple. Alors on laisse les cadavres durant trois heures et c’est cela qui a marqué les esprits. Encore ceux de maintenant.