Vladimir Poutine est-il un nouveau Xerxès ? En envahissant une grande partie de la Grèce, ce grand roi de Perse voulait venger l’humiliation subie dix ans plus tôt, en 490 avant J.-C., par son père Darius lors de la bataille de Marathon. Xerxès souhaitait aussi venger la défaite ancienne, humiliante, de Troie, ravagée par les Grecs après dix années d’une guerre épuisante, que nous connaissons surtout par l’Iliade d’Homère.
Xerxès fit déferler sur la Grèce une armée gigantesque, d’abord victorieuse. Il parvint à Athènes, entra dans la ville et l’incendia. Il pensait que la Grèce lui appartenait. Après tout, la Grèce et la Perse n’étaient-elles pas deux sœurs, vouées à s’entendre sous un même commandement… à savoir le sien ? Mais la Grèce avait le tort d’être rebelle. En bon dirigeant, chargé par les dieux de rétablir l’unité du monde dont la responsabilité lui aurait été confiée, Xerxès décida donc de la mater. Ce ne fut pas une conquête, mais une opération spéciale de remise en ordre.
Sauf que les Perses subirent une défaite immense. Les Athéniens, par prudence, n’ont pas défendu leur ville. Ils ont à la hâte construit une flotte et, avec l’aide d’autres cités grecques, ils ont infligé un désastre gigantesque à la flotte perse dans les eaux de Salamine, près d’Athènes. Puis, sur terre, les Grecs ont massacré une grande partie de l’armée perse lors de la bataille de Platées. Xerxès, penaud, rentra en Perse, et continua à régner.
La bataille de Salamine a non seulement sauvé Athènes, mais elle lui a permis de renforcer son régime démocratique pendant plusieurs dizaines d’années. C’est grâce à ses marins, à ses rameurs, qu’Athènes a remporté sa victoire, c’est-à-dire grâce aux citoyens les plus pauvres, qui n’avaient que la force de leurs bras. Le peuple était victorieux contre un régime monarchique venu d’Asie.
Un des combattants de la bataille décisive de Salamine, un soldat blessé plusieurs fois lors du combat, nous a laissé un témoignage sidérant sur cette victoire. On aimerait tant lire la même chose aujourd’hui. Il s’agit d’Eschyle, le poète tragique athénien, avec sa pièce Les Perses.
La victoire du point de vue des vaincus
Nous sommes en 472 avant notre ère, huit ans après la bataille. Eschyle écrit et fait jouer sa pièce à Athènes devant un très grand public à la fois athénien et venu d’autres cités grecques, et d’ailleurs. Cette pièce, Les Perses, est un tour de force artistique, émotionnel et politique.
Eschyle prend la décision de représenter la victoire grecque de Salamine du point de vue des vaincus, les Perses. Il fait jouer, chanter, danser les angoisses et le désastre des ennemis par des acteurs grecs. Non pas pour plaindre les Perses ou se moquer d’eux, ces barbares qui ignorent la liberté et la démocratie. C’est tout l’inverse. Grâce à l’efficacité sur scène d’un déferlement de chants, de plaintes, de poésie extrêmement virtuoses, Eschyle fait ressentir par son public de vainqueurs les émotions, les tourments de la défaite et du deuil.
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Eschyle ne défend pas le point de vue perse, qu’il a vigoureusement combattu par les armes au nom de la liberté. Il n’est pas pacifiste, ne se serait pas couché devant un tyran envahisseur comme Poutine. Mais il invite son public à souffrir des souffrances du peuple ennemi, à entrer dans sa tête, à reconstruire sa mémoire, ses projets, ses expériences et à se demander aussi ce qu’il y a de tentation impérialiste à Athènes, tentation à laquelle Xerxès a cédé. Eschyle crée un monde commun avec l’adversaire, un monde partagé, en déployant une grande connaissance de l’Histoire, des institutions, et même de la langue des Perses.
Et, du côté grec, Eschyle analyse les raisons de la victoire : il déconstruit, comme on dit, le mythe de l’origine qui était si fort à Athènes, le mythe selon lequel les Athéniens seraient indissociablement liés à leur terre, d’où ils seraient nés, comme autochtones.
La victoire de Salamine montre qu’on ne peut agir en fonction d’un tel mythe. La bataille avait bien pour enjeu de sauver la terre ancestrale, les tombes des Anciens et les sanctuaires des dieux. Mais il fallait le faire en abandonnant cette terre, en se confiant à ce qu’il y a de plus instable au monde, la mer, et ses changements incessants. Les bateaux, leurs mouvements étaient le sol véritable sur lequel il fallait s’appuyer. Les Ukrainiens suivent aujourd’hui une tactique analogue, avec leurs drones furtifs envoyés en profondeur dans le territoire russe, alors que les colonnes blindées de Poutine se sont vite laissé coincer, comme la masse des bateaux perses s’est bloquée dans les détroits de Salamine.
Contrairement à ce que prêchent actuellement tant de tribalismes, religieux, raciaux ou nationaux, ce n’est pas l’origine qui détient la vérité, mais l’action, la réflexion, la liberté de se détacher du passé pour en sauver ce qui le mérite. Ce passé, son actualité possible passent par la connaissance intime et l’intégration d’autres mémoires, d’autres expériences, même celles de l’adversaire du moment. Les belligérants agresseurs et fanatiques feraient bien d’aller au théâtre.
*Pierre Judet de La Combe est directeur d’études à l’Ecole de hautes études en sciences sociales (EHESS) et producteur de l’émission de France Inter Quand les dieux rôdaient sur la Terre.
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