Ces derniers jours, au mouillage dans l’anse Balaguier, Gollum est rudoyé. Non par la houle, inexistante, mais par un vilain petit bateau, bien mal amarré, qui tape et retape sa coque contre celle du vénérable deux mâts. Forcément, mécaniquement, irrépressiblement, ça tape aussi sur le système d’Hugues de Turckheim, 77 ans, propriétaire du flamboyant voilier. « Gollum n’est plus tout jeune. Un peu de respect quand même… »
Le navire noir et vert, dont la silhouette fait partie intégrante du paysage de la rade, mérite en effet quelques égards. De par son grand âge, d’abord, puisque Gollum a été construit en 1935. « Il s’appelait CH3 et servait de pilote dans le port de Cherbourg. Ça en dit long, déjà, sur ses capacités », souligne fièrement Hugues de Turckheim.
Propriétaire du navire acheté en piteux état aux pilotes du port de Cherbourg, Hugues de Turckheim a tout refait lui-même, jusqu’à le transformer en voilier, aujourd’hui labellisé Bâtiment d’intérêt patrimonial. Photos Luc Boutria.
Il a participé à la Seconde Guerre mondiale
« Là-bas, dans la Manche, le raz Blanchard (1), c’est quelque chose », développe le marin. « Sans doute un des endroits les plus hostiles des côtes françaises. Mais ce bateau, qui n’avait pas encore de voiles, était ce qui se faisait de mieux en termes de comportement. Il pouvait sortir par tous temps, toutes mers, toute l’année. »
Le plus fou était encore à venir pour cette massive coque d’acier. En juin 1940, une équipe d’intrépides Normands entend l’appel du Général de Gaulle et décide de rejoindre l’Angleterre et la « France libre » à bord du CH3. Un petit canon installé à l’arrière, le bâtiment sera ensuite réquisitionné par la Royal Navy pour défendre les côtes anglaises!
« De cette période, on ne sait pas grand-chose, regrette Hugues de Turckheim. Mais c’était une épopée glorieuse, dont le navire a forcément été imprégné. Ce bateau a une âme. » Revenu à Cherbourg, le CH3 reprendra du service jusqu’en 1982, date à laquelle les pilotes du port le mettent finalement en vente. Hugues de Turckheim tombe sur la petite annonce. Et sort les 10.000 francs demandés.
« J’avais passé une quinzaine d’années aux Antilles sur un bateau de neuf mètres, avec deux enfants, deux chiens et deux chats, raconte cet indécrottable rêveur. Avant cela, j’avais fait des études d’ingénieur. Et après ça, avec mon atelier à Sanary, je suis devenu le gourou de la planche à voile chez Tiga. Bref, il me tardait de retourner vadrouiller. »
Ce qu’il fera… quatorze ans plus tard, le long des côtes africaines! Entre-temps, sur le rivage seynois, il consacre sa vie à transformer « un bon gros tas de rouille » en un magnifique voilier. En 1996, avec deux mâts supplémentaires, mais toujours équipé de son moteur Baudouin DK6 de 150 chevaux – « une pièce de musée », – la bête est fin prête à reprendre la mer. Depuis lors, tous les étés ou presque, Hugues de Turckheim fait le « tour du bocal », enchaînant les escales en Méditerranée.
Photos Luc Boutria.
« C’est l’œuvre de ma vie, un monument historique »
Mais au fait, pourquoi avoir affublé l’engin du nom de l’hideuse créature du chef-d’œuvre littéraire de Tolkien, Le seigneur des anneaux? « A une époque, sous les tropiques, beaucoup de petits bateaux s’appelaient Bilbo. Et les grands, c’était Gandalf… » De quoi inspirer un retour aux Antilles? « Depuis que ça a été envahi par les chirurgiens à la retraite, non merci! »
Hugues de Turckheim, qui habite désormais à Saint-André-des-Alpes, n’a pas renoncé au large pour autant. « Ce bateau, c’est l’œuvre de ma vie. Un monument historique. Un jour, on repartira avec ma copine dessus. Peut-être en Uruguay. Et qui sait quand on rentrera… »
1. Passage qui marque l’extrémité septentrionale du golfe de Saint-Malo.