Peut-on parler de
tortues optimistes ou déprimées ? Aussi surprenante que la question
puisse paraître, une étude récente menée par des chercheurs de
l’Université de Lincoln (Royaume-Uni) vient remettre en question
des siècles d’idées reçues sur le monde émotionnel des reptiles. Longtemps considérés
comme froids, primitifs et mécaniques, ces animaux pourraient bien
éprouver des humeurs durables, comparables à celles des oiseaux ou
des mammifères. Et les implications sont loin d’être
anecdotiques.

Une approche inédite pour
sonder les émotions des reptiles

Comprendre ce que ressent un
animal incapable de s’exprimer avec des mots est un défi de taille.
Chez les mammifères et certains oiseaux, les scientifiques
utilisent depuis plusieurs années des tests de « biais
cognitifs », une méthode issue de la psychologie humaine.
L’idée est simple : face à une situation ambigüe, un individu
optimiste aura tendance à interpréter le contexte positivement,
tandis qu’un individu anxieux ou pessimiste adoptera une posture
prudente ou évitante.

C’est cette méthodologie que
l’équipe britannique a adaptée pour étudier quinze
tortues charbonnières à
pattes rouges
(Chelonoidis carbonaria), une espèce de reptile
terrestre vivant en Amérique du Sud. Les chercheurs ont entraîné
les tortues à reconnaître deux emplacements dans un enclos : l’un
où une gamelle contenait toujours de la nourriture, l’autre
systématiquement vide. Une fois ce conditionnement établi, ils ont
placé des bols à des emplacements intermédiaires — ni clairement
positifs, ni clairement négatifs — pour observer les réactions des
animaux.

Résultat : certaines tortues
se dirigeaient rapidement (pour une tortue) vers les emplacements
ambigus, comme si elles espéraient y trouver une récompense.
D’autres, plus méfiantes, ne bougeaient pas ou semblaient renoncer
avant même d’avoir essayé. Une différence d’attitude qui ne
s’explique ni par l’instinct pur ni par le hasard, mais bien par
une disposition émotionnelle durable.

Optimistes, anxieuses… et
pleines de surprises

Les expériences ne se sont pas
arrêtées là. Dans un second test, les chercheurs ont introduit un
objet inconnu dans l’enclos. Là encore, des divergences sont
apparues : certaines tortues s’approchaient prudemment pour
l’observer, tête tendue hors de leur carapace, tandis que d’autres
restaient en retrait, voire ignoraient complètement l’intrus. Ce
comportement a été interprété comme un indicateur du niveau
d’anxiété des animaux.

Enfin, pour renforcer leurs
observations, les scientifiques ont modifié l’environnement des
tortues — couleurs, textures — et analysé leurs réactions à ces
changements. Là encore, les profils comportementaux se confirmaient
: les tortues qualifiées d’ »optimistes » réagissaient de
façon plus curieuse et détendue, tandis que les plus craintives ou
« pessimistes » faisaient preuve de prudence
excessive.

Ce faisceau d’indices permet
aux chercheurs d’affirmer, pour la première fois dans la
littérature scientifique, que les tortues peuvent être le siège
d’humeurs persistantes, indépendantes d’un stimulus immédiat. En
d’autres termes : elles ne réagissent pas uniquement au présent,
mais sont influencées par des états émotionnels sous-jacents.

tortues
Tortue charbonnières à pattes rouges. Crédits : Thierry
PierrardUne révolution silencieuse
dans la compréhension animale

L’étude, publiée dans la revue
Animal Cognition, est bien plus qu’une curiosité
académique. Elle remet profondément en question notre hiérarchie
implicite des émotions dans le règne animal. Jusqu’ici, seuls les
mammifères et certains oiseaux — notamment les corvidés et les
perroquets — étaient crédités de véritables états mentaux durables.
L’entrée des reptiles dans ce cercle fermé pourrait avoir des
conséquences majeures, à la fois sur le plan scientifique et
éthique.

Sur le plan évolutif d’abord,
cette découverte soulève une question fascinante : les émotions
sont-elles un héritage commun à tous les vertébrés, ou sont-elles
apparues plusieurs fois, de manière indépendante ? Si la première
hypothèse est vraie, alors nos ancêtres communs avec les reptiles —
y compris les dinosaures — pourraient eux aussi avoir ressenti de
la peur, de la curiosité, ou même de l’ennui.

Mais les implications sont
aussi très concrètes : dans un monde où les reptiles sont de plus
en plus adoptés comme animaux de compagnie ou maintenus en
captivité dans des zoos, il devient urgent de prendre en compte
leur bien-être émotionnel. Un reptile mal logé, isolé ou stressé
pourrait développer des troubles comparables à ceux observés chez
les mammifères. Et jusque-là, personne ne s’en préoccupait
vraiment.

Changer notre regard sur les
« cerveaux froids »

Notre langage trahit souvent
nos préjugés. Parler de « cerveau reptilien », c’est
évoquer une pensée archaïque, instinctive, dénuée de nuance. Mais à
l’instar des « oiseaux à petit cerveau », les tortues
viennent de prouver qu’elles sont bien plus subtiles qu’il n’y
paraît.

Et si la tortue d’Ésope avait
gagné sa course contre le lièvre non pas grâce à sa lenteur, mais
grâce à sa persévérance… et une bonne dose d’optimisme ?