À 28 ans, le Néo-Zélandais Jordie Barrett (68 sélections) est l’un des meilleurs premiers trois-quarts centres de la planète ovale. Le doit-il en partie à sa récente escapade européenne ?

Autrefois, les All Blacks redoutaient l’exil, craignant que le Vieux Continent n’efface leur rugby comme une pluie fine délave l’encre. L’Europe était vue comme une terre de fin de carrière, une façon comme une autre d’assurer ses vieux jours. Mais les temps ont changé et au fil des ans, le Top 14 ou la Champions Cup sont devenus des temples d’exigence. Leicester Fainga’anuku, Jordie Barrett, bientôt Rieko Ioane : désormais, les maîtres d’hier viennent apprendre chez nous. Et les All Blacks découvrent qu’eux aussi, parfois, peuvent encore grandir…

Concernant Jordie Barrett, ce récent détour par l’Irlande fut aussi un retour aux sources. Il a fait là-bas ce que peu, voire aucun All Black n’avait tenté avant lui : une pige de six mois au Leinster, en plein cœur de sa carrière. À ce sujet, il racontait cette semaine, sur le podcast Newstalk ZB : « Dan Carter était bien allé à Perpignan en 2008, soit au beau milieu de sa carrière internationale. Mais personne n’avait encore exploré l’Irlande. Je suis donc content de l’avoir fait. » Ce passage express dans la province de Dublin a enrichi bien plus que son seul rugby. Il a retissé un fil familial, lointain et pourtant vivace.

Car l’Irlande n’est pas un pays étranger dans le cœur des Barrett. Elle fut, au début des années 2000, une parenthèse géographique et affective de plus d’un an pour cette incomparable fratrie de rugbymen dont l’arbre généalogique pousse, depuis lors, sur deux continents. Le père, Kevin « Smiley » Barrett, fermier et rugbyman, s’était établi dans le comté de Meath, à Oldcastle. La mère, Robyn, est quant à elle d’origine irlandaise. C’est elle qui, après avoir enfanté d’une des trois filles du clan Barrett (Jenna), impulsa d’ailleurs le grand départ vers l’Europe. Jordie et ses frères – Beauden, Kane, Blake et Scott – ont donc tous couru dans les champs de l’Eire, étudié à l’école de Ballinacree et joué au football gaélique, au club de St Brigid’s.

« À La Rochelle dans un stade plein à craquer »

Pour Jordie, cette parenthèse au Leinster eut donc la force des retrouvailles. « Avoir l’occasion de retrouver là-bas des membres de la famille, des amis et des liens tissés il y a vingt ans, c’était vraiment génial. » Au micro, l’homme parle avec une pudeur toute néo-zélandaise mais dans les faits, l’Irlande a offert au trois-quarts centre des All Blacks bien plus qu’une nouvelle ligne sur le CV : elle lui a offert un miroir. Dans le tumulte du calendrier européen, il a découvert l’exigence d’un autre tempo, d’un autre rugby. « J’ai vécu des choses incroyables, là-bas : un samedi, on allait à La Rochelle dans un stade plein à craquer et par un froid terrible ; la semaine d’après, on était à Pretoria, toujours pour la Champions Cup, et il faisait 30°C ; on revenait chez nous et dans la foulée, nous attendait un derby irlandais contre le Munster. C’était intense, c’était un vrai marathon mais c’était vraiment merveilleux. Nous devions en permanence nous adapter à différentes équipes mais aussi à différents climats et différentes façons d’arbitrer. »

« Je comprends mieux le rugby, aujourd’hui »

À ses yeux, chaque match était un monde, chaque déplacement une épreuve, chaque contexte un défi. Il y a appris la variété, la densité du rugby européen. Et quelque chose de plus subtil encore. « Un rugbyman doit être comme un livre ouvert. Quand j’étais gamin, je ne voulais jouer qu’à un seul poste, celui d’arrière. Au fil de ma carrière, j’ai pourtant tour à tour évolué au centre, à l’aile, en numéro 15 et même à l’ouverture. Aujourd’hui, tout ça me sert énormément : en tant que premier centre, je connais les besoins du triangle du fond comme ceux de mon ouvreur. Je sais ce qu’ils attendent de moi. »

Ces derniers mois, Jordie a donc ouvert ses écoutilles. D’Irlande, il est revenu plus fort, plus complet. « Je comprends mieux le rugby aujourd’hui, c’est indéniable. » Scott Robertson, son sélectionneur chez les All Blacks, n’a d’ailleurs pas manqué de saluer cette mue. « Depuis le début de la tournée, Jordie est comme un entraîneur-joueur pour nous. Il a l’œil partout. » Chez le « petit » Barrett, le regard a changé. Jordie est devenu plus qu’un centre, il incarne désormais un trait d’union. Entre deux styles de rugby. Entre deux hémisphères.