Intrépides et ferventes, elles furent une quinzaine de jeunes Polonaises à rallier Paris au début du XXe siècle pour étudier la sculpture auprès d’Antoine Bourdelle. À Varsovie, une exposition redécouvre leurs œuvres et ravive leur mémoire.

Avant même la renaissance de la Pologne en 1918, puis dans les premières années de la jeune république, elles furent une quinzaine de jeunes Polonaises à accourir à Paris pour bénéficier de l’enseignement d’Antoine Bourdelle. Elles étaient issues pour la plupart de milieux aisés ou du moins cultivés. Et toutes allaient devenir sculptrices à leur tour en un temps où cette activité apparaissait bien peu féminine.

Après avoir suivi des cours de sculpture qui s’ouvrent enfin aux femmes en 1904 à l’Académie de Varsovie (alors sous domination russe), mais en 1920 seulement à l’Ecole des Beaux-Arts de Cracovie (auparavant sous domination autrichienne), ces femmes intrépides se devaient d’achever leur formation à Paris. Et auprès de Bourdelle évidemment dont la renommée était  alors universelle.

Pourquoi Paris ?

Parce que la capitale française était alors considérée comme le centre mondial des arts. Mais tout autant sans doute parce qu’elle s’était offerte à la Pologne déchirée entre ses trois voisins comme un centre spirituel pour les exilés. Dès le Premier Empire sans doute. Et surtout avec la Grande Emigration qui avait suivi l’écrasement par les Russes de l’insurrection de Varsovie de 1830, puis à la suite des proscriptions succédant à l’insurrection de Cracovie en 1846 contre les Autrichiens, à celle de la Grande Pologne en 1848 contre les Prussiens et enfin à celle de 1863, sauvagement anéantie par les Russes une fois encore.

Paris qui avait fêté Chopin et Mickiewicz, reçu Norwid, Krasinski ou Delfina Potocka ; Paris qui avait donné l’une des ses plus belles églises aux Polonais ; Paris  qui avait su intégrer la colonie polonaise jusqu’à célébrer le mariage de la princesse Marguerite d’Orléans, petite fille du roi des Français, avec un prince Czartoryski, le rejeton de la plus emblématique des grandes familles polonaises ; Paris encore où des généraux polonais avaient soutenu la Commune ; Paris enfin où, ne rêvons pas, les difficultés matérielles et l’incompréhension parfois étaient réelles pour les Polonais, mais où les nouveaux venus rencontraient une forte solidarité au sein d’une colonie qui y avait recréé un foyer perdu par les honteux partages de leur pays.

Pourquoi Bourdelle ?

Bourdelle, parce qu’il était considéré, juste après son ami Rodin, comme le plus grand des sculpteurs de son temps. Parce qu’il était universellement renommé en tant que pédagogue, généreux, bienveillant, ne cherchant pas à imposer ses vues, mais bien à permettre à chacun de ses disciples de s’épanouir en fonction de sa personnalité propre. Bourdelle, qui, à Montauban, sa ville natale, avait été initié à la culture et à l’histoire polonaise par la veuve de Jules Michelet ; Bourdelle qui avait découvert la Pologne et ses coutumes en y voyageant à l’âge de 24 ans ; Bourdelle qui déclarait  aimer ce pays comme une seconde patrie ;  Bourdelle qui admira les poèmes de Mickiewicz au point de rêver d’édifier un monument à la gloire du chantre de la Pologne, lequel monument fut inauguré au centre de la place de l’Alma en 1929 avant d’ouvrir plus tard la perspective du Cours la Reine.

S’étant découvert un talent pour l’enseignement, Bourdelle le pratiquait avec conviction dans son atelier du passage du Maine, aujourd’hui Musée Bourdelle, mais surtout, de 1909 à 1929, date de sa mort, à l’Académie de la Grande Chaumière où accoururent la plupart de ses disciples. Et il en vint du monde entier. Des Amériques surtout, des nations scandinaves, de Grande-Bretagne, d’Italie, d’Espagne, de Suisse, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Grèce, de Roumanie, de Bulgarie, du Japon même…. Et parmi cette foule d’élèves, on recense cette floraison de Polonaises à qui il déclarera : « Je serai toujours avec vous, les jeunes, et avec ceux qui cherchent de nouvelles voies et de nouveaux moyens de s’exprimer dans l’art. Cherchez, essayez, observez, vous créerez certainement des formes nouvelles, parfaites, car vous, les Polonais, êtes une nation d’artistes ».

D’authentiques vocations

Financées souvent par leurs parents ou par leur époux, ces jeunes Polonaises étaient sans doute assez fortunées pour pouvoir voyager. Mais assez émancipées également pour s’affirmer avec énergie, elles qui avaient obtenu le droit de vote dans leur pays dès 1918, près de 30 ans avant les Françaises.

Cela les conduira à travailler très vite pour s’affranchir et soutenir leur installation parisienne. Ou assister Bourdelle en personne dans ces années où il conçut le monument à la gloire de Mickiewicz.  Elles n’étaient pas des filles de famille s’adonnant à la sculpture par caprice. Mais des artistes guidées par une authentique vocation. Toutes se lancèrent avec foi dans la sculpture jusqu’à la fin de leur vie pour devenir créatrices de monuments, de décors, de bustes, de masques, de médailles, de bas reliefs ornementaux aujourd’hui dispersés dans les nombreux pays où elles s’établirent et qu’on retrouve évidemment à profusion dans les collections privées ou les grands musées polonais.

Autour de Montparnasse

Elles s’installèrent à Paris pour deux ou trois années, souvent regroupées autour de Montparnasse,  boulevard Raspail, rue Campagne Première, rue de Vaugirard…  Mais quelques-unes ne quitteront plus la capitale, y ouvriront leur propre atelier ou y reviendront pour exposer régulièrement dans les divers salons d’exposition parmi les plus renommés, feront partie du Cercle des Artistes Polonais, collaboreront avec la Manufacture de Sèvres (Jadwiga Bohdanowicz-Konczewska). D’autres iront s’installer en Italie, participeront à la Biennale de Venise, aux expositions milanaises et l’une d’entre elles, Maria Lednicka, y réalisera un buste de la princesse de Piémont, Marie-José de Belgique, qui deviendra l’espace d’un mois de mai reine d’Italie. D’autres encore seront attirées par Munich… enfin, jusqu’à une certaine époque ! Beaucoup exposeront à New York ou San Francisco, recevront des commandes officielles dans plusieurs pays, dont bien évidemment la Pologne pour des édifices tant publics que privés, des monuments élevés à la mémoire de héros de l’indépendance ou pour des institutions religieuses. Entre les deux guerres, elles  participeront très activement à la vie artistique et intellectuelle de leur pays renaissant. Certaines émigrent au moment de la guerre comme Helena Glogowska qui s’installe au Brésil ou Maria Lednicka qui s’éteindra à New York après avoir beaucoup œuvré dans le registre de l’art sacré. Plusieurs survivent à la guerre comme Mela Muter (Maria Mutermilch) qui se réfugie à Avignon et revient à Paris à la Libération. Ou comme Maria Brodska-Laszkiewicz qui exposera encore à Milan en 1968 ou Lausanne en 1970.

A Paris, elles travaillent au monument de Mickiewicz dans les années 1920 à l’image de Waclawa Kislanska ou Janina Broniewska laquelle en outre participe à la décoration du Théâtre des Champs-Elysées ou conçoit des figurines pour une fabrique de porcelaine.    Elles y retrouvent Sarah Lipska, installée définitivement en France dès 1912 et qui travaillera comme créatrice de costumes ou de décors pour les Ballets Russes, Helena Rubinstein, puis avec Serge Lifar. En Pologne, celles qui y sont retournées et auront survécu aux horreurs de la guerre subiront bientôt le régime totalitaire imposé à leur pays par Moscou, l’ennemi héréditaire.

Une mémoire ravivée

Et bien évidemment toutes ou presque toutes seront fâcheusement oubliées. Et cela jusque dans leur pays natal pourtant féru de mémoire, en vertu de cette loi scélérate et muette qui durant des siècles tendra à rejeter dans l’ombre ces artistes, ces compositrices, ces écrivaines, ces scientifiques, toutes ces femmes dont on redécouvre peu à peu aujourd’hui l’importance.

Les œuvres de quatorze d’entre elles (mais sans commentaires en français, très malheureusement !) sont présentées aujourd’hui à Varsovie dans un petit château du XVIIIe siècle qui fut celui des rois de la Maison de Saxe et dépendant du musée national. Elles sont groupées au sein d’une exposition voulue pour faire ressurgir cet extraordinaire phénomène qui vit éclore deux générations d’artistes accourues durant près de trois décennies autour d’un maître français. Et qui est pensée par une conservatrice du Musée national, Ewa Ziembinska, pour raviver leur mémoire et redécouvrir leurs œuvres.

Les sculptrices ont pour nom Waclawa Kislanska (1875-1940 ?),  Mela Muter (1876-1967),  Kazimierza Malaczynska-Pajzderska (1879-1959), Luna Amalia Drexler (1882-1933), Janina Broniewska (1886-1947), Mika Mickun (1886-1974), Jadwiga Bohdanowicz-Konczewska (1887-1943),  Zofia Trzcinska-Kaminska (1890-1977),  Maria Brozka-Laszkiewicz (1891-1981), Maria Lednicka-Szczytt (1893-1947), Helena Glogowska (1893-1972),  Helena Zieska (1894-1951), Olga Niewska (1898-1943), Wanda Jurgielewicz (1898-1960), toutes élèves de Bourdelle, mais toutes dotées de tempéraments bien spécifiques à chacune d’entre elles et qui offrent une infinie palette de styles et de talents.

Conjurant le sort, militante d’une certaine façon, l’exposition mériterait largement d’être admirée à Paris, au Musée Bourdelle évidemment. Ne serait-ce que pour réactiver le souvenir des liens séculaires entre la France et la Pologne.

Kierunek Paryz-Destination Paris
Artistes féminines élèves d’Antoine Bourdelle.
Jusqu’au 26 octobre 2025. Du mardi au dimanche de 10h à 18h. Le vendredi jusqu’à 20h.
Musée de la Sculpture-Musée national de Varsovie.
Château Krolikarnia, rue Pulawska 113a, Varsovie.