« Opération militaire spéciale », « monde russe », « agent de l’étranger », « désoccidentalisation »… Autant de mots aujourd’hui au premier plan dans le discours officiel russe. Dans son ouvrage Vocabulaire du poutinisme (Editions A l’Est de Brest-Litovsk) publié en juin, Michel Niqueux, l’un des meilleurs spécialistes de la pensée russe, et professeur émérite à l’université de Caen-Normandie, analyse comment cette novlangue, impulsée par le pouvoir, a pavé la voie au cadenassage de la société, au musellement de l’opposition, et in fine, à la guerre en Ukraine. « La perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev avait pour mots-clés la « maison commune européenne », « l’État de droit », la « société civile », la « glasnost » […]. D’une société ouverte, on est passé à une société fermée, avec un complexe de forteresse assiégée », livre l’auteur. Interview.
L’Express : Dans votre ouvrage, vous dressez le portrait du régime russe à travers toute une galerie de mots. Si vous deviez n’en choisir qu’un, quel serait celui qui définit le mieux le poutinisme ?
Michel Niqueux : Ce serait peut-être la notion de « civilisation russe ». Cela englobe tout ce qui caractérise le poutinisme : l’anti-occidentalisme et la désoccidentalisation qui l’accompagne, le rejet des valeurs universelles héritées des Lumières au profit des valeurs traditionnelles, la revendication de souveraineté, qui justifie de s’affranchir des conventions ou des organismes internationaux.
Mais ce n’est pas tout, cette notion recouvre aussi « l’idée russe » dostoïevskienne qui met en avant les spécificités de la Russie et qui s’est dégradée en nationalisme, le patriotisme, avec la chasse aux « agents de l’étranger » et aux « organisations indésirables ». C’est tout un « monde russe » en grande partie fictif, qui est construit sur des stéréotypes ou des mythes.
En 1990, vous aviez dirigé un ouvrage intitulé Vocabulaire de la perestroïka. En quoi ce Vocabulaire du poutinisme, 35 ans plus tard, en est le contrepied ?
La perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) avait pour mots-clés la « maison commune européenne », « l’État de droit », la « société civile », la « glasnost » (transparence), le repentir, la déstalinisation, les valeurs universelles, le rejet de « l’image de l’ennemi »… Et toutes ces notions sont étrangères à celles que véhicule la « civilisation russe ». D’une société ouverte, on est passé à une société fermée, avec un complexe de forteresse assiégée.
Le poutinisme est-il un nouveau stalinisme ?
Staline est maintenant réhabilité en Russie. Dans le pays, ses succès comme la victoire sur le nazisme, ou l’industrialisation l’emportent sur ses « erreurs » : il n’y a donc pas d’exterminations de masse ou des déportations propres au stalinisme. Les procès fabriqués, la délation, la chasse aux dissidents, qui se répandent aujourd’hui, ou encore l’impérialisme russe actuel, participent d’une mentalité que l’on peut dire stalinienne, mais plus largement totalitaire.
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De quelle manière ces mots du poutinisme ont-ils préparé le terrain à la guerre en Ukraine ?
Faire croire, par une intense propagande et la fermeture de tous les médias indépendants, que l’Ukraine était victime d’un coup d’État nazi organisé par l’Occident, avec la révolution de Maïdan de février 2014, ne pouvait que rencontrer un écho favorable dans une société nourrie des exploits et des sacrifices de la Seconde guerre mondiale, où toute critique est qualifiée de « russophobie ».
Dans votre livre, vous revenez notamment sur la dénomination « d’opération militaire spéciale », utilisée par le régime pour désigner son invasion de l’Ukraine. Pourquoi le pouvoir n’utilise-t-il pas le mot de « guerre » ?
Le mot « guerre » a été banni du vocabulaire dès l’attaque de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Son emploi est passible de peines de prison ou d’amendes. Le premier condamné, à sept ans de prison, a été un député d’un arrondissement de Moscou, Alexeï Gorinov, en mars 2022. Au lieu du mot « guerre », propre à effrayer la population, l’expression « d’opération militaire spéciale » avait l’avantage d’annoncer une intervention de courte durée, et également de dispenser les forces armées du respect du droit de la guerre.
Revenir au mot « guerre » serait dès lors reconnaître l’échec de « l’opération militaire spéciale » (SVO, selon l’acronyme russe). On peut toutefois noter que ce mot est maintenant employé pour dénoncer « la guerre de l’Occident », ou de l’Otan, contre la Russie, et qualifier la SVO de « guerre sainte ».
Comment la notion de « monde russe » a-t-elle été utilisée pour justifier la guerre en Ukraine ?
Le concept de « monde russe », opposé à celui de « maison commune » de Gorbatchev, a été développé par les organisations orthodoxes politiques russes au début des années 2000. Il englobe « tous les peuples partageant les mêmes valeurs de vie sociale que le peuple russe », selon une déclaration du patriarche Kirill en novembre 2023. La « défense du monde russe » fait donc partie des « missions » de la Russie et a conduit à fomenter le séparatisme du Donbass, qui serait, selon la propagande, soumis à un « génocide ».
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Dans votre ouvrage, vous revenez sur le terme « d’agent de l’étranger ». De quelle façon a-t-il servi à museler les critiques du régime ?
Depuis juillet 2012, sont catalogués ou doivent se déclarer comme « agents de l’étranger » sur un registre informatisé du ministère de la Justice, les personnes ou organisations qui reçoivent des subventions ou des dons, même minimes, de l’étranger. Ou encore, ceux qui se trouveraient « sous influence étrangère ». La formulation est suffisamment vague pour poursuivre n’importe qui. Ce statut entraîne de lourdes conséquences administratives, financières et juridiques.
Tout récemment l’écrivain Boris Akounine, réfugié en France, où ses romans policiers historiques ont été traduits, a été condamné à 14 ans de prison pour manquement à « ses obligations de déclaration en tant qu’agent de l’étranger » et justification du « terrorisme » pour sa critique du pouvoir.
L’Occident tient une place importante dans le lexique du régime russe actuel. Dans votre livre, vous rappelez que le débat est ancien en Russie entre les « occidentalistes » et les « slavophiles ». Comment expliquer ce dilemme russe autour du rapport à l’Occident ?
Depuis les réformes « occidentales » de Pierre le Grand et la Révolution française, le rapport de la Russie à l’Occident a toujours divisé la société russe entre partisans d’une voie occidentale de développement et une voie spécifiquement nationale. En 2016, j’ai composé une Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine sur l’Occident, comme modèle à imiter, rattraper, dépasser, régénérer, ou rejeter. À travers quelque 140 auteurs, on y trouve toute gamme d’attitudes, réduite maintenant à un rejet qui n’avait jamais été une politique officielle au XIXe siècle.
Vous relevez que la figure de Satan est régulièrement invoquée par le régime russe pour qualifier l’Occident…
Sous l’influence du discours de l’Église orthodoxe, qui imprègne le discours officiel, l’Occident « satanique » est devenu un lieu commun de l’anti-occidentalisme poutinien. En Occident, selon Poutine, la « subversion de la foi et des valeurs traditionnelles » – ce qui est une allusion aux LGBT+ – prend les traits d’un « satanisme pur et simple ». Déjà en 2006, l’un des idéologues du pouvoir, Alexandre Douguine, titulaire d’une chaire universitaire de « westernologie » (occidentologie), déclarait que l’Occident est le « royaume de l’Antéchrist ». Pour le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, la guerre en Ukraine est une « lutte sainte contre les satanistes ».
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La rupture avec l’Occident est-elle aujourd’hui définitive ?
Dans l’histoire, rien n’est définitif, et la majorité silencieuse des intellectuels russes est avide de contacts scientifiques ou artistiques avec l’Occident. Mais le contre-courant obscurantiste, comme l’appelait déjà le philosophe Vladimir Soloviov mort en 1900, jouit opportunément des énormes subventions allouées à la propagande du patriotisme et à la défense des « valeurs traditionnelles ». Et il n’est pas près de s’effacer. Dans la mesure où toute possibilité d’alternance politique ou idéologique a été sciemment rendue impossible par la répression de toute voix divergente, on peut craindre que le mal fait à la Russie par la guerre et par ce national-conservatisme n’ait des répercussions durables.
Pour conclure, on peut dire que le vocabulaire du poutinisme est une novlangue de type orwellien, où toute critique de l’armée devient discréditation de l’armée lourdement sanctionnée, où « dénazification » de l’Ukraine signifie sa capitulation, où la « russophobie », c’est-à-dire la critique de la Russie, tombe sous le coup de la loi contre « l’extrémisme ». Une langue que devraient connaître tous les dirigeants occidentaux pour ne pas être leurrés.
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