Covid-19, crise énergétique dans le sillage de la guerre en Ukraine, guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, et maintenant droits de douane brandis par Donald Trump contre le monde entier. Partout, les Etats sont tentés par le protectionnisme, la restriction de la circulation de biens comme de personnes, et l’idée que notre planète est redevenue un jeu à somme nulle, sans coopération possible.

Dans Exile Economics (Basic Books), le journaliste de la BBC Ben Chu analyse avec brio ce retour de bâton contre la mondialisation, rappelant que la tentation de l’autosuffisance et du repli sur soi est ancienne dans l’Histoire, et qu’elle a souvent eu des conséquences désastreuses, voire dramatiques dans les années 1930. Surtout, ce spécialiste du debunkage économique montre, avec des chiffres et de nombreux exemples concrets, pourquoi l’idée d’une autonomie stratégique dans des secteurs clés comme l’alimentation, l’énergie ou même au sujet de l’immigration n’est souvent qu’un fantasme brandi par les dirigeants politiques.

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L’Express : Etats-Unis, Royaume-Uni, France… Partout, dites-vous, « l’économie de l’exil » est à l’œuvre. Même la Chine, pourtant principale bénéficiaire de la mondialisation, est touchée par le phénomène…

Ben Chu : J’ai essayé de trouver une expression décrivant ce qui se produit partout dans le monde. Les pays nient la réalité de l’interdépendance entre les peuples. Les nations dénigrent l’importance de la coopération multilatérale. Les États s’efforcent d’être de plus en plus autonomes sur le plan économique. « L’économie de l’exil » exprime le fait que de nombreuses nations semblent s’exiler d’une économie mondialisée telle qu’on la connaît depuis les années 1970 et 1980.

Pourquoi est-il si difficile pour les gens de comprendre les avantages de la mondialisation ? Celle-ci a notamment permis la baisse des prix pour les consommateurs…

Les avantages économiques de la mondialisation paraissent souvent invisibles. Nous les tenons pour acquis. Les gens commandent sur Amazon, mais ne pensent pas à la chaîne d’approvisionnement derrière le produit qu’ils reçoivent. En revanche, tout le monde a vu les effets négatifs de la mondialisation. Nous avons connu deux chocs récents. La pandémie du Covid-19 a mis en évidence l’apparente fragilité de certaines chaînes de production, à l’image des masques. Et puis nous avons eu une crise énergétique mondiale provoquée par l’invasion russe en Ukraine, qui a mis en avant la dépendance de l’Europe en matière de gaz naturel.

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Mais il est possible qu’avec ces mouvements politiques remettant en cause la mondialisation, à l’image des restrictions douanières de Donald Trump, les personnes commencent à se rendre compte de tout ce que l’intégration mondiale leur apporte.

Les populistes mettent en avant l’idée de « reprendre le contrôle », en promettant qu’un pays plus souverain sera plus sûr, même s’il y a un coût sur le plan économique, comme on l’a vu avec le Brexit…

L’alimentation est un bon exemple. Les appels à l’autosuffisance nationale sont de plus en plus nombreux. Mais les études montrent que la distance minimum moyenne nécessaire pour nourrir chaque personne de la planète est de 2 200 kilomètres. Certains pays sont bien sûr bien plus petits que ça, et ne pourraient donc jamais vivre en autosuffisance. Par ailleurs, cette autosuffisance n’est pas synonyme de sécurité alimentaire. C’est une idée très répandue, mais fausse. Le Japon est classé sixième par The Economist en matière de sécurité alimentaire dans le monde, alors qu’il importe 60 % des calories qu’il consomme. Il est mieux classé que les Etats-Unis, qui produisent pourtant plus de nourriture qu’ils n’en consomment. A l’inverse, la Zambie n’importe que 7 % de ses aliments de base, ce qui est très bas pour les normes internationales. Pourtant, la part de la population en Zambie vivant en insécurité alimentaire est de 70 %, un taux parmi les plus élevés du monde. Maurice importe, elle, 82 % de ses aliments de base, mais a un taux d’insécurité alimentaire de seulement 28 %. La différence entre ces deux nations africaines, c’est que contrairement à la Zambie, Maurice a réussi à s’intégrer dans le commerce international dans les années 1970, passant ainsi d’un pays à faible revenu produisant du sucre de canne à celui d’un pays à revenu moyen produisant d’abord des textiles, et aujourd’hui une grande variété de services.

“Si nous voulons décarboner sans faire payer un coût trop important aux ménages, nous aurons besoin des véhicules électriques chinois”

C’est donc faux de supposer que le simple fait de produire beaucoup de nourriture vous rend plus souverain en la matière. En 2020, l’Ukraine avait un taux de dépendance alimentaire proche de zéro. Mais après l’invasion de la Russie, l’Ukraine a été obligée de bénéficier de l’assistance du Programme alimentaire mondial pour nourrir trois millions de ses citoyens.

Quel a été l’impact de la décision du Sri Lanka d’interdire les importations d’engrais en 2021 ?

C’est une bonne illustration de comment des « économies de l’exil » peuvent avoir des effets totalement opposés à l’intention initiale. La raison officielle de cette interdiction des importations d’engrais était de protéger l’environnement et de promouvoir une transition nationale vers l’agriculture biologique. Mais du fait d’une mauvaise gestion économique, le gouvernement de Mahinda Rajapaksa voulait surtout préserver les rares réserves de devises étrangères du pays. L’idée était que cela rendrait le Sri Lanka plus fort et prospère. La réalité, c’est qu’en 2023, plus de 6 millions de Sri-Lankais, soit environ un tiers de la population, étaient considérés en insécurité alimentaire par les Nations unies. La crise a particulièrement touché les travailleurs dans les plantations de thé. Cette interdiction a vite été levée suite aux protestations dans les campagnes, mais même si elle a été courte, elle a eu des effets désastreux.

Vous évoquez aussi l’obsession pour la souveraineté en matière énergétique, encore un fantasme selon vous. Pourquoi défendez-vous en partie les panneaux solaires, les éoliennes et les voitures électriques chinois qui concentrent aujourd’hui de nombreuses critiques ?

En Occident, on se plaint de la surproduction chinoise en matière d’énergies décarbonées, et des conséquences de leur « dumping » en panneaux solaires, éoliennes, batteries et voitures électriques. Tout d’abord, la Chine veut exporter pour développer son économie, mais elle cherche aussi à décarboner. Rien qu’en 2023, la Chine a installé des panneaux solaires produisant plus de 200 gigawatts, soit plus de nouvelle énergie solaire que celle ajoutée cette année-là par le reste du monde.

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Tous les pays en Occident sont confrontés à cette tension entre la lutte contre le réchauffement climatique et le maintien de leurs capacités industrielles. Mais la Chine peut légitimement dire qu’elle a su prendre de l’avance dans ce secteur, pendant que les industriels occidentaux dormaient et n’investissaient pas suffisamment dans ces nouvelles technologies. Les Chinois produisent aujourd’hui des voitures électriques beaucoup moins chères et plus efficaces que l’Europe. Nous nous inquiétons de cette concurrence déloyale. C’est un vrai sujet. Mais il ne faut pas oublier que la Chine a permis de rendre ces énergies compétitives. Le coût moyen d’un panneau solaire a baissé de 90 % depuis 2010. De la même façon, entre 2009 et 2019, le prix de l’électricité éolienne a baissé de 70 %. Le prix des batteries a lui-même chuté de 95 %. Et la Chine est aujourd’hui capable de vendre des voitures électriques à des prix moindres que pour des voitures à moteur thermique.

Face à leur perte de compétitivité en la matière, les pays occidentaux imposent des restrictions douanières pour tenter de développer leurs propres industries. Mais en même temps, nous devons faire face à l’urgence du réchauffement climatique. Si nous voulons décarboner sans faire payer un coût trop important aux ménages, nous aurons besoin des véhicules électriques chinois. Il y a un compromis à trouver. Plutôt que d’imposer des barrières douanières radicales sur ces voitures chinoises, comme l’ont fait les Etats-Unis et le Canada, l’Europe ferait mieux de favoriser une forme de concurrence, encourageant ainsi ses propres industriels à faire monter leur niveau pour rivaliser avec la Chine.

On a en tout cas déjà vu les conséquences négatives du protectionnisme. Entre 2013 et 2018, quand l’Union européenne a imposé des barrières douanières aux panneaux solaires chinoises, cela n’a pas provoqué de résurgence de l’industrie locale. Au contraire, les installations de panneaux solaires avaient alors chuté de manière significative.

L’un des sujets les plus clivants aujourd’hui est l’immigration. Comme vous le soulignez, les mouvements politiques anti-immigration sont puissants partout, de Donald Trump aux Etats-Unis à Marine Le Pen en France. Sur le plan économique, il y a un consensus sur le fait que les conséquences économiques de l’immigration sont plutôt positives, et que son impact sur les salaires des populations locales est dans tous les cas très limité. Mais pour la majorité des personnes, l’immigration est plus un sujet culturel qu’économique…

Effectivement, les arguments économiques ou démographiques peinent à se faire entendre. Mais n’oublions pas le rôle que les immigrés ont joué dans l’innovation dans de nombreux pays. Dans le livre, je rappelle que les lois antisémites du régime fasciste de Mussolini ont fait fuir Enrico Fermi, dont la femme était d’origine juive. Le résultat, c’est que ce physicien italien a travaillé sur le projet Manhattan, construisant la première pile atomique à Chicago. Le père d’Ugur Sahin, qui a créé la société BioNTech, concepteur du vaccin Pfizer contre le Covid-19, est quant à lui le fils d’un « Gastarbeiter » turc venu en Allemagne travailler dans une usine de voitures. Il y a de nombreuses histoires comme ça. Beaucoup d’études montrent aussi que les immigrés ont plus tendance à créer des entreprises que les personnes nées dans un pays.

“La chute du commerce mondial dans les années 1930 n’a fait qu’aggraver la Grande Dépression plutôt que de la résoudre.”

Il y a également une réalité démographique qui fait que nous, pays occidentaux, avons besoin d’immigrés pour notre main-d’œuvre, à l’image du secteur de la santé. Je comprends que l’immigration suscite des craintes culturelles, mais il faut bien avoir en tête les conséquences économiques que peut avoir une fermeture des frontières. La circulation des personnes est un aspect important de nos économies mondialisées.

Quel a été l’influence de Jean-Jacques Rousseau dans le mouvement de pensée qui favorise l’autarcie au commerce international ?

Rousseau, le père philosophique du courant romantique, a recommandé l’autosuffisance aux Corses comme aux Polonais, leur conseillant de se tenir éloigné du commerce avec les pays étrangers. Rousseau pensait que l’homme dans l’état de nature était un solitaire autosuffisant, et qu’il était bien plus heureux dans cet isolationnisme. Or on sait que les échanges entre groupes humains remontent à des centaines de milliers d’années. Sur le site d’Olorgesailie au Kenya, on a retrouvé des haches en obsidienne, une roche volcanique vitreuse ne provenant pas de cette région, ce qui prouverait que des humains d’il y a 320 000 années avaient commercé avec d’autres groupes.

Mais cette idée que l’autarcie aurait des qualités morales est elle aussi très ancienne. Déjà au IVe siècle avant J.-C., le philosophe Diogène défendait l’autosuffisance. L’autarcie était vue comme une vertu. Être dépendant des autres compromettait votre capacité à atteindre la sagesse. Ce courant de pensée grec a ensuite été récupéré par le christianisme à travers Thomas d’Aquin, qui a lui aussi prôné l’autosuffisance. C’est stupide sur le plan économique, mais on peut voir qu’il y a toujours eu des courants idéologiques défendant l’autarcie partout dans le monde, de Rousseau à Gandhi.

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Au XVe siècle, les expéditions maritimes de Zhen He, un eunuque musulman, avaient donné à la Chine une supériorité manifeste dans le domaine. La Chine aurait pu devenir la puissance commerciale et militaire dominante. Mais la dynastie Ming a brusquement décidé d’interdire les explorations, allant jusqu’à prohiber la construction de navires océaniques. Ce qui a laissé la place au Portugal, à l’Espagne, aux Pays-Bas puis au Royaume-Uni. Les raisons de cette décision chinoise de se refermer sont débattues par les historiens. Mais l’un des facteurs semble avoir été l’hostilité parmi les bureaucrates confucéens contre le commerce et les échanges avec l’étranger. Au Japon aussi, la politique du « sakoku », ou « fermeture du pays », instaurée en 1635 par le shogunat Tokugawa, a empêché quasiment tout commerce avec l’étranger, sauf avec les Hollandais sur une île artificielle dans le port de Nagasaki. Nous pouvons donc voir sur le plan historique les conséquences néfastes de telles décisions.

Mais nous avons des exemples plus récents, au XXe siècle. L’Union soviétique communiste comme l’Allemagne nazie ont elles aussi défendu l’autarcie. Et bien sûr, nous avons aujourd’hui un pays comme la Corée du Nord qui, en réalité, n’est pas autosuffisant car il dépend de la Chine, mais qui a placé ce principe au cœur même de son régime. L’idéologie officielle nord-coréenne, le juche, fait de l’autosuffisance économique et de l’autarcie un principe fondamental. Il suffit de comparer le niveau de vie entre une économie fermée comme en Corée du Nord et une économie ouverte comme en Corée du Sud. L’écart entre les deux est abyssal.

En quoi les années 1930 sont-elles un avertissement ?

Après l’énorme crise de 1929, de nombreux pays ont décidé d’adopter des mesures protectionnistes. En 1930, le Congrès américain a voté la loi Hawley-Smoot imposant des droits de douane importants. Le président Hoover a assuré que les droits de douane et la restriction de l’immigration contribueraient au « bien-être du peuple américain ». Cela a nui à l’économie américaine, mais sa conséquence la plus catastrophique est que cela a déclenché des réponses similaires dans le monde entier, du Canada à la Nouvelle-Zélande. Pour les économistes, il ne fait pas de doute que cette chute du commerce mondial dans les années 1930 n’a fait qu’aggraver la Grande Dépression plutôt que de la résoudre. C’est un bon exemple de l’escalade qui peut se produire en cas de vague protectionniste. Le contexte des années 1930 est bien sûr différent du nôtre (nous n’avons pas aujourd’hui de chômage massif ou de faillites de banques), mais l’Histoire nous met en garde. Pour l’instant, il semble que les autres pays aient retenu la leçon et n’ont pas voulu répliquer aux droits de douane décidés par Donald Trump. Si les Etats-Unis se retirent de l’économie mondiale, il est donc possible que les autres tiennent bon.

Vous restez donc optimiste ?

Il ne faut pas oublier que Donald Trump ne vient pas de nulle part. Quand il était à la Maison-Blanche, Joe Biden a lui aussi imposé des taxes sur les véhicules électriques chinois ou sur des minéraux essentiels. Il y a une forme de continuité aux Etats-Unis. En Chine aussi, il y a une volonté forte d’être moins dépendant. Même chose au Royaume-Uni ou en Europe au sujet de l’énergie ou de l’alimentation. Cette tendance à « l’économie de l’exil » est forte. Mais ce qui me rassure, c’est que pour l’instant nous n’avons pas vu d’effondrement du commerce international, simplement un ralentissement de sa croissance.

“Des écologistes comme des industrialistes peuvent critiquer le commerce international.”

Vous confiez que la mondialisation est un sujet personnel pour vous. Votre père a eu l’opportunité, enfant, d’émigrer de Chine dans les années 1950 pour aller à Sheffield, au Royaume-Uni. Et, plus tard, vous avez constaté l’incroyable hausse du niveau de vie de votre famille restée en Chine…

C’est un privilège d’avoir vu comment la mondialisation peut transformer radicalement des vies. En 1985, j’ai pour la première fois rendu visite à la partie de ma famille restée en Chine. C’était choquant de découvrir à quel point ils devaient se priver de tout. La famille du cousin de mon père – six personnes – vivait dans trois pièces. Il n’y avait pas de télévision. Un an plus tard, ils nous ont demandé de leur acheter une machine à laver. J’ai toujours cette lettre quarante ans plus tard et je m’émerveille de voir comment le niveau de vie des Chinois a été transformé grâce à leur intégration dans l’économie mondiale. En 1990, le revenu moyen par personne en Chine, ajusté à l’inflation et au pouvoir d’achat local, était de 1 641 dollars. En 2023, il était de 22 000 dollars. Ma famille en Chine peut maintenant avoir des iPhone, de l’électroménager ou voyager, comme les Occidentaux. A mes yeux, la mondialisation est donc une réalité très tangible. J’ai vu les incroyables effets positifs qu’elle a eus, et c’est pour moi très inquiétant d’entendre des responsables aux Etats-Unis expliquer qu’il faut arrêter tout commerce avec la Chine. N’oublions pas que mondialisation a créé des problèmes locaux, avec notamment la question de la désindustrialisation, mais elle fait monter les niveaux de vie au niveau mondial.

N’est-ce pas ironique de voir la gauche, qui n’a cessé de critiquer les accords de libre-échange et l’OMC, aujourd’hui fustiger les droits de douane de Trump ?

En étudiant sur le plan historique les défenseurs de l’autarcie et de l’autosuffisance, j’ai été frappé de constater à quel point ils se répartissent sur l’échelle politique. Vous y trouverez des gens de gauche comme de droite. Des écologistes comme des industrialistes peuvent critiquer le commerce international. Fascistes comme communistes ont défendu l’autosuffisance. Tous les mouvements idéologiques ont pu cautionner cette philosophie antimondialisation. Cela s’explique par le fait que l’autosuffisance et le protectionnisme sont un réflexe profondément ancré dans la nature humaine. Ce n’est donc pas surprenant de voir ce passage de témoin entre la gauche antimondialisation d’il y a vingt ans et la droite souverainiste actuelle, car on n’a cessé de voir un tel mouvement de balancier dans l’Histoire.

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