Je suis sortie avec cette envie féroce de rencontrer des gens. J’ai pris mon sac à dos, mon cahier, mes idées et je suis partie. J’habite à Ollioules donc je suis allée à Sanary, les Sablettes, Toulon, jusqu’au Lavandou. Je voulais de la came pour écrire des histoires, pour écrire la chronique que vous lisez.
Cette envie-là, celle de tirer des portraits du Sud par l’écriture comme l’aurait fait un peintre ou un photographe, je l’ai toujours eue. J’avais pour ambition d’entendre et que vous entendiez ceux qui n’ont pas d’actualité, qui ne sont pas dans les faits divers ou qui n’ont pas reçu un prix particulier, n’ont aucune promo à faire d’aucune sorte.
Une sorte de maïeutique à la Socrate. Eh bien, ce n’était pas si facile, on ne se livre pas comme ça dans la rue, au détour d’une plage, à un café.
Je devais me rendre à l’évidence, je n’étais pas un philosophe grec mais une femme tatouée posant trop de questions. Mon constat était sans appel: je suis écrivaine et je n’arrive pas à écrire, vous comprenez bien mon désarroi?
J’ai d’ailleurs ces mots tatoués sur mon bras gauche: « désarroi, déjà roi » de la chanson Qu’est-ce qu’on attend de NTM; au passage j’ai aussi du Marguerite Duras ou du Théophile Gautier.
Le problème ce n’était pas spécifiquement ce qu’on appelle la page blanche, c’est que je n’avais carrément ni la page ni les mots.
J’allais renoncer à écrire pour Var-matin, alors que c’est le premier journal qui m’a mise en avant lorsque j’avais huit ans et que j’exécutais, avec un certain panache, une danse provençale au stade Baquet de la Seyne-sur-Mer avec ma classe de CM2.
Mais comme toujours dans la vie, on a ce que j’appelle des éclaircies. C’est comme ça qu’un après-midi, en rentrant chez moi, je bifurque par le salon de tatouage de mon mari et j’entends une femme lui dire: « Cette méduse, pour moi, elle en dit long. »
J’ai ressenti alors la même émotion piquante que le Capitaine Cook lors de son expédition dans le pacifique Sud en 1770 quand il découvrit les tatouages polynésiens et qu’il prit la décision de les ramener en occident.
Mais lui a rapatrié un autochtone comme un objet de foire. Les grandes choses, celles qui ont marqué l’Humanité, ont parfois un départ peu glorieux, et l’histoire du tatouage, comme nous le savons tous, a fait sa part.
Il n’empêche que le monde aujourd’hui est tatoué, et qu’il a pris sa place au sein de la société moderne en faisant partie intégrante de nos vies.
La méduse d’Annie
Mais revenons à celle qui allait se faire tatouer sous mes yeux une méduse. Annie a 56 ans, elle est aide-soignante et vit dans le centre de Toulon. C’est son premier tatouage.
C’est l’été en 1982, Annie a dix ans et elle passe ses vacances, comme toujours, dans la maison de ses grands-parents à Sanary. Sa grand-mère est amoureuse du soleil alors, tous les matins, elles se rendent à pied à la plage de Portissol.
Bientôt les cousins et cousines débarqueront, alors Annie profite de ses moments privilégiés. D’autant que l’année passée, son cousin José lui avait collé un chewing-gum dans les cheveux et qu’il a fallu couper dans sa blondeur.
C’est pour ça que, dans sa valise cette année, elle a emporté de la glu pour lui en mettre sur ses tongs et le laisser coller sur place.
Sur la plage, Annie adore se baigner, et sa grand-mère retrouver les rayons. Mais alors qu’elle nageait en élaborant son plan gluant et machiavélique, elle sentit une morsure sur son avant-bras. Alors, elle sortit en trombe et courut vers sa grand-mère qui lézardait.
Elle montra sa blessure, sa grand-mère enleva ses grosses lunettes de soleil d’époque, et elle prononça cette phrase digne d’un Michel Audiard: « Ça c’est la morsure du temps, ça passera! « .
Annie fut médusée, le temps avait une bouche et il vivait dans l’eau? Mais comment était-il? Et pourquoi l’avait-il mordu? Lorsqu’elles rentrèrent, son grand-père avait une autre version: c’était une méduse. Mais qui disait vrai?
Aujourd’hui, des décennies plus tard, la grand-mère vient d’être placée en Ehpad. Annie est dévastée, et son ancêtre ne la reconnaît plus.
Mais avant-hier en allant la voir, alors qu’elle quittait sa chambre, sa grand-mère lui a dit: « Ta morsure de méduse passera, ma Nine ».
Pourquoi parmi tous les souvenirs qu’elles avaient en commun, celui-ci était-il revenu? Personne ne le saura jamais.
Maintenant Annie comprend, c’était bien en vérité la morsure du temps qui l’avait piquée, et parfois même s’il fait mal, il laisse une belle empreinte commune.
Alors, maintenant, si vous sentez une piqûre pendant une baignade sur la plage de Portissol ou ailleurs cet été, ce sera peut-être la morsure du temps.
Si vous avez une histoire à raconter à travers votre peau et que vous êtes de la région, envoyez un mail à: surlapeaudeshistoires@gmail.com
Qui est Héloïse Guay de Bellissen?
Héloïse Guay de Bellissen a passé son enfance et son adolescence à La Seyne-sur-Mer.
Elle est l’auteure de sept romans dont Les tatouages sont notre histoire (Robert Laffont) ou dernièrement Le King et Le prophète (Rivages, Actes Sud).
Elle anime des ateliers d’écriture pour les enfants, ainsi que les adultes dans la région.