Depuis deux saisons, l’ancien coach de Clemront et Montpellier a pris en mains le destin de la franchise des Blues, en Super Rugby. Mardi matin, Vern Cotter nous a ouvert son bureau d’Epsom, dans la banlieue d’Auckland. Là-bas, il a parlé du fils de Carlos Spencer, de Beauden Barrett, des All Blacks, de Clermont et même d’un général de Bonaparte…
C’est un bureau qui ne paie pas de mine, planqué quelque part à Epsom, en proche banlieue d’Auckland. Un rideau beige y filtre une lumière chiche, comme pour rappeler que le Pacifique peut aussi avoir ses jours d’ombre. Il n’y a rien de too much. Rien d’ostentatoire. Un lieu fonctionnel, à l’image de l’homme qu’il abrite. Vern Cotter nous y reçoit d’ailleurs comme on accueille un vieux pote, avec cette sobriété rugueuse des types qui ont vu le monde et n’en tirent plus vanité. Car son histoire, c’est celle d’un homme qui parle français en le chantant légèrement, celle d’un Néo-Zélandais qui n’a jamais vraiment cessé de partir : de la région de Bay of Plenty (Baie de l’Abondance en français) à Lourdes, de Clermont aux Fidji, de l’Écosse à Te Puke…
Pour le voir, nous étions arrivés tôt, ce matin-là. Et dans les couloirs du QG des Blues, on a d’abord croisé une silhouette identifiable, surmontée d’un panache argenté : John Hart. Le nom claque encore comme un écho dans les travées de Twickenham. En 1999, Hart était le sélectionneur des All Blacks, jusqu’à ce que la France, dans un moment de folie sublime, les renverse : après cette fameuse élimination, les supporters néo-zélandais n’ont pas seulement conspué leur équipe ; ils se sont acharnés sur « Holmes DG », son cheval pur-sang. À Christchurch, lors d’une course de trot, des fans désabusés, ivres et un peu cons, avouons-le, ont donc craché sur le pauvre animal. Depuis lors, John Hart n’a plus jamais entraîné.
Il a aujourd’hui 79 ans et siège au comité directeur de la franchise d’Auckland. Cotter, lui, a suivi une tout autre trajectoire. Une route sinueuse, souvent heureuse et parfois, moins. Notre présence à Epsom lui rappelant probablement ses étés français, il a d’abord souri en se versant un expresso dans une tâche ébréchée. « Quand j’ai débarqué chez vous dans les années 90, les cafés étaient tellement serrés que le sucre flottait dessus, comme une bouée. C’était costaud, ouais… » Puis, comme pour resituer son personnage, il a soudainement changé d’époque et lancé : « En 2020, on a quitté Montpellier, avec ma femme et mes enfants. Nous nous sommes installés à la ferme, à Te Puke. » Parmi les rangs d’avocatiers et les souvenirs d’enfance, il partageait son temps entre le domaine familial et les Fidji, dont il était alors le sélectionneur : « Je faisais des allers-retours entre Te Puke et Nadi, à l’époque. Là-bas, je vivais à Fantasy Island, l’un des plus beaux endroits de l’archipel. Mais pour tout vous dire, c’était à la fois merveilleux et complexe. » Complexe, parce qu’aux Fidji, le rugby est depuis toujours entre les mains d’une junte militaire. Il est un jouet politique que se passent les différents généraux, au gré des coups d’État. Cotter n’a pas tenu. Il a claqué la porte et la Nouvelle-Zélande, elle, n’a pas attendu : elle l’a appelé. Et il est revenu.
Cotter : « Vous allez bientôt découvrir le fils de Carlos Spencer »
Lui qui n’avait plus entraîné au pays depuis 2006, date à laquelle il avait quitté Bay of Plenty pour rejoindre Clermont, s’est aussitôt retrouvé propulsé à la tête des Blues, une franchise en souffrance avant qu’il n’y débarque. Le résultat ne s’est pas fait attendre : un titre de Super Rugby la première année ; une demi-finale la saison suivante. « En arrivant, poursuit-il, j’ai recentré les Blues sur certaines priorités, dont le combat d’avants. Les Crusaders avaient remporté les sept derniers titres en jouant à l’européenne : conquête, défense, jeu au pied. Pourquoi n’aurait-on pas pu faire la même chose ? Le Super Rugby a changé, vous savez : c’est beaucoup plus vertical, plus frontal que par le passé. » Et puis Auckland, c’est surtout chez lui. « J’y suis né, oui. À l’époque, mes parents vivaient sur l’île de Motuihe, non loin d’ici. Moi, je suis arrivé un mois avant le terme. En panique, maman est allée taper à la porte d’une base militaire implantée sur l’île. Les soldats l’ont transportée d’urgence en bateau, vers l’hôpital de Devonport, une banlieue de la ville. Le jeune Cotter a débarqué comme ça, sans prévenir. » Il se marre.
Il sait qui il est, d’où il vient. Ça l’aide, d’ailleurs, au moment d’exposer les fossés culturels entre son pays natal et cette France qu’il aime tant. « Le titre de Clermont (2010), on l’a fêté pendant deux semaines. Jour et nuit. Ici, c’était vraiment différent : après le trophée de 2024, on a bu du champagne entre nous mais le lundi matin, tous les joueurs avaient déjà quitté le club pour rejoindre les All Blacks, les Maoris et leurs sélections respectives… Parce que fin juin, ici, la saison commence à peine. » Et puis, sur son île, il y a la pression du marché. Le Top 14, les clubs japonais, la NRL australienne : autant de forces centrifuges qui affaiblissent les effectifs. « On perd des joueurs importants chaque saison. Cette année, Mark Tele’a (ailier, Japon), Ricky Riccitelli (Montpellier), Harry Plummer (Clermont) nous ont, par exemple, tous quittés. Les plus agressifs sur le marché des transferts sont les clubs du XIII australien : ils attaquent à coups de millions d’euros pour identifier puis recruter des jeunes potentiels néo-zélandais. On ne peut pas lutter. »
Alors, les Blues s’accrochent à leur matrice : la formation. « On s’appuie sur un énorme vivier. Bientôt, vous allez d’ailleurs découvrir Payton Spencer, le fils de Carlos. Il fait 1,95 m et joue arrière. Il sort du 7, est très doué et selon moi, ne tardera pas à porter le maillot noir. » Mais les Blues qui partent en Europe, alors ? « Riccitelli, c’est du solide : il est fort sur tout ce qui est important pour un talonneur, soit le lancer en touche et la mêlée fermée. Plummer, lui, a un jeu au pied long phénoménal. Il est aussi un très bon buteur. Ce n’est pas un facteur X à la Beauden Barrett mais c’est un super joueur. Clermont a eu du nez. »
De Grouchy, son glorieux aïeul
Du rugby, Vern a tout vu, tout connu. Il a joué en Italie, puis en France. Il a entraîné Clermont, Montpellier. Il fut sélectionneur de l’Écosse, des Fidji, de la Roumanie et aujourd’hui, il mène les Blues, une des meilleures franchises de Super Rugby. « J’ai tout aimé, dit-il simplement. J’ai pris le meilleur de chaque expérience. » Mais les Blacks, alors ? Resteront-ils à jamais un regret ? « Quand il a fallu nommer un successeur à Graham Henry en 2011, on m’a fait entrer dans le jeu mais selon moi, le tour était déjà joué : Steve Hansen devait prendre le poste, c’était écrit à l’avance. Tout ça n’était qu’une illusion de démocratie, en fait. » Il en rit, aujourd’hui. Mais on devine que ça n’a pas toujours été le cas. Alors, Vern fronce les sourcils et repousse l’idée d’un revers de la main, comme si elle s’était dressée devant lui en chair et en os et qu’il ne voulait plus en entendre parler.
Au moment de le quitter, on lui a soufflé la question que l’on gardait pour la fin : se laisserait-il un jour tenter par un dernier shoot d’adrénaline, en France ? Après tout, Cotter n’a peut-être pas grandi en Gaule mais sa langue, si bien domptée, le met à l’abri du boxon qu’a pu connaître Stuart Lancaster au Racing 92, par exemple. À cette idée, il esquisse un sourire et ne dit non à rien. Finir sa carrière dans l’Hexagone aurait, après tout, pour lui, une portée symbolique : « Mon prénom, Vern, est la contraction de Vernon, une ville de l’Eure. Mes aïeuls français ont vraisemblablement quitté la France au XVIIIe siècle. Ils voulaient vivre libres, sur une terre où il y avait tout à écrire. Ils s’appelaient De Grouchy mais avec le temps, la particule a disparu. » La particule mais pas la réputation, Emmanuel de Grouchy étant toujours connu chez nous comme l’un des plus puissants généraux de Napoléon Bonaparte. « C’est ma maman, Barbara, qui m’a raconté tout ça. À mes 20 ans, elle m’a amené au château de Versailles et là-bas, elle s’est arrêtée devant l’immense portrait d’un homme en tenue militaire. Elle m’a dit : « C’est ton arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, Vern. » Je n’ai jamais oublié ce moment… »