Tout juste sacrée championne du monde des moins de 20 ans, l’Afrique du Sud règne plus que jamais sur le rugby mondial masculin. Après avoir triomphé sur la scène du rugby à 7 en mai dernier, et décroché un quatrième titre mondial à XV en 2023, les Springboks imposent une domination impressionnante. Mais comment expliquer cette suprématie sud-africaine qui semble ne rien laisser aux autres ?

Tout juste couronnée championne du monde des moins de 20 ans, l’Afrique du Sud continue de marquer l’histoire du rugby masculin. En 2023, les Springboks ont décroché leur quatrième titre mondial en battant les All Blacks en finale, devenant ainsi la nation la plus titrée de l’histoire. Quelques mois plus tard, l’équipe nationale à 7 était également couronnée à Los Angeles. Et désormais, ce sont les jeunes Boks qui survolent leur catégorie. Une triple performance qui pousse à une question simple : comment expliquer une telle hégémonie ?

Une domination bâtie dans les clubs

Contrairement à une idée reçue, la force de l’Afrique du Sud ne repose pas uniquement sur son équipe nationale. Elle prend racine dans ses clubs, qui ont changé de dimension ces dernières années. Depuis leur intégration dans les compétitions européennes, les franchises sud-africaines ont pris un nouveau tournant. Que ce soient les Stormers, les Bulls, les Sharks ou encore les Lions… Toutes ces franchises ne jouent plus dans le Super Rugby de l’hémisphère sud, mais dans l’United Rugby Championship (URC), aux côtés de provinces galloises, irlandaises, italiennes et écossaises. En parallèle, ces clubs participent aussi aux Coupes d’Europe, depuis 3 ans, avec des résultats en progression constante. Les Stormers ont été sacrés champions de l’URC en 2022 dans une finale 100 % sud-africaine, les Bulls ont été 3 fois en finales sur les quatre dernières saisons, et les Sharks ont remporté la Challenge Cup en 2024, emmenés par le deuxième ligne des Boks Eben Etzebeth. Ce nouveau contexte les confronte à des styles de jeu plus variés, les pousse à s’adapter au jeu européen, et renforce, de facto, leur compétitivité à l’échelle mondiale.

Un style bien à eux

On les caricature encore parfois comme des déménageurs sans inspiration, sans réflexion. Comme si « le jeu à la sudaf” se limitait à envoyer les gros faire exploser les défenses et “on verra bien après”. Mais ce serait oublier que les Springboks, aujourd’hui, certes ne jouent pas un jeu de poètes, mais jouent un rugby ingénieux, et que c’est justement ce qui les rend redoutables.

Physique ? Ils le sont. Rugueux ? Évidemment. Mais derrière cette brutalité, se cache une précision quasi-chirurgicale, bâtie sur la maîtrise des fondamentaux et la rigueur du détail. Une conquête royale et une défense infranchissable s’ajoutent à un arsenal létal. Mais ce qui retient le plus l’attention, surtout en ce moment, c’est que ces mecs savent innover. Pas avec des passes après contact ou des coups de génie dans les 22 mètres, ils en sont capables certes, mais leur créativité est ailleurs : dans les marges, dans la ruse, dans l’ambiguïté du règlement. Le dernier exemple en date ? Un coup d’envoi volontairement mal tapé pour provoquer une mêlée… Parce qu’ils préfèrent lancer le match dans un secteur où ils écrasent l’adversaire. Ou encore ce lift en plein jeu courant, transformant une phase de jeu banale en un maul destructeur, parfaitement légal, mais déroutant pour ceux qui n’y sont pas préparés.

Leur staff, avec l’ancien arbitre international Jaco Peyper en homme de l’ombre et Rassie Erasmus aux manettes, connaît la règle sur le bout des doigts et teste les limites. Rien n’est laissé au hasard et chaque faille réglementaire devient une opportunité tactique. Et bien souvent ça passe, parce que ça n’a jamais été vu avant.

Jaco Peyper, newly appointed Laws and Discipline Advisor, explains what his role with the Springboks will entail \ud83d\udde3\ufe0f pic.twitter.com/I5htqoeqjU

— SuperSport Rugby (@SSRugby) March 14, 2024

1995 : une date historique qui a tout changé

Mais on ne peut pas comprendre la force actuelle de l’Afrique du Sud, sans revenir en arrière. Bien avant les courses de Bryan Habana ou les charges de Siya Kolisi. Il faut revenir à une époque où le rugby n’unissait pas.

Jusqu’en 1994, les Springboks incarnaient un rugby réservé à l’élite blanche, verrouillé par le régime de l’apartheid. Le maillot vert, porteur de fierté pour une minorité, était un symbole de domination raciale pour une majorité. Pour des millions de Sud-Africains noirs, le rugby n’était pas un sport : c’était un rappel quotidien de leur exclusion, de leur absence du récit national. L’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela, en 1994, va tout bouleverser.

Et c’est en 1995, un an à peine après la fin officielle de l’apartheid, que l’Histoire prend un virage spectaculaire, presque irréel. L’Afrique du Sud accueille cette année-là sa première Coupe du monde de rugby. Les Springboks y participent pour la première fois, eux qui avaient été bannis des compétitions internationales pendant des décennies à cause de la politique ségrégationniste du pays. Dans un contexte encore explosif, avec un pays au bord du basculement, Mandela va avoir une intuition de génie : faire du rugby un outil de réconciliation.

Le rugby n’est alors pas populaire dans les townships (quartiers de zone urbaine, habités uniquement par les populations de couleur). Le ballon ovale est vu comme celui de “l’oppresseur”. Mais Mandela, stratège politique et humaniste visionnaire, va décider de s’approprier ce symbole, plutôt que de l’effacer. Il comprend que pour reconstruire une nation arc-en-ciel, il faut reconstruire un imaginaire collectif commun. Et cela passe, ce jour-là, par le maillot vert des Springboks. Lors de la finale à Johannesburg, dans un stade Ellis Park comble, Mandela entre sur la pelouse vêtu du maillot des Springboks, floqué au nom de leur capitaine blanc, François Pienaar. Le message est clair : ce maillot, hier réservé à une élite, appartient désormais à tous les Sud-Africains. Et, après un parcours mémorable, quand les Boks battent les All Blacks au cours d’un match dantesque et que Mandela remet le trophée à Pienaar, une image naît : l’une des plus fortes de l’histoire du sport moderne. Un homme noir, président d’un pays libéré, félicitant un homme blanc, capitaine d’une équipe autrefois symbole d’exclusion. C’est plus qu’un geste : c’est un pardon offert en direct au monde entier.

The men at the heart of the 1995 story, in their own words \ud83d\udcac

Nelson Mandela, Francois Pienaar, Jonah Lomu and Os du Randt on one of the most game-changing days in sporting history pic.twitter.com/i2u3TKCjtR

— Rugby World Cup (@rugbyworldcup) June 25, 2025

Cette victoire ne résout pas tout, elle ne gomme pas les inégalités ni les blessures. Mais elle marque le point de bascule où le rugby devient la fierté de tout un peuple, où ce sport autrefois catégorisé est, aujourd’hui, le symbole d’une nation unie. Il faudra du temps pour que les joueurs noirs soient réellement intégrés, pour que les quotas cessent d’être vus comme une obligation politique. Et il faudra attendre 2007 pour revoir un Springbok noir, Bryan Habana, incarner à son tour la victoire. Puis 2019, avec Siya Kolisi, premier capitaine noir à soulever la Coupe du monde.

Mais 1995 reste le début du récit. C’est là que le ballon ovale arrête d’être un mur, et devient un pont. Alors aujourd’hui, le rugby en Afrique du Sud est plus qu’un sport, c’est un terrain commun où chaque victoire, chaque titre, chaque essai marqué est une prolongation de cette promesse. Une dimension que nous ne comprendrons sûrement jamais.

Et la France dans tout ça ?

Justement, nous Européens, nous Français. Comment, à notre échelle, pouvons-nous expliquer une telle réussite ? C’est là que le contraste devient frappant. Si l’on revient sur le sportif, la France possède ce que beaucoup considèrent comme le meilleur championnat du monde : le Top 14. Un vivier de talents impressionnant, des clubs puissants, des stades pleins, des équipes françaises sur le toit de l’Europe depuis 5 ans, devant des équipes sud-africaines, et une Équipe de France qui fait rêver, emmenée par des joueurs légendaires tout au long de son histoire. Mais malgré tout cela, les Bleus n’ont pas encore réussi à soulever ce fameux trophée Webb Ellis.

Sortis en quarts à domicile en 2023, battus à l’expérience par ces mêmes Springboks, ce n’est pas une question de niveau pur, mais peut-être de culture de la gagne ? De gestion des temps faibles ? De solidité mentale ? En Afrique du Sud, on valorise la victoire, l’équipe, la rigueur. En France, pendant des années, on a valorisé le panache, le “beau perdant”, le “jeu à la toulousaine”. Mais même Antoine Dupont, héros de cette école, l’a reconnu : gagner ne rime plus toujours avec jouer beau. Dans un podcast récent, il parle de rugby “amphibie”, capable de s’adapter à tous les contextes : terrain gras, défense agressive, arbitrage incompris… Et de gagner “salement” s’il le faut. Pour lui, comme pour les Boks, la beauté seule séduit les tribunes mais ne nourrit pas le palmarès. Et aujourd’hui, l’Afrique du Sud est sur tous les podiums : à XV, à 7, chez les jeunes. Le pays a su renouveler ses cadres, intégrer une philosophie, ouvrir ses clubs à d’autres horizons, et surtout, rester fidèle à son identité.

Alors que la France brille en club, l’Afrique du Sud brille en sélection. Et au fond, c’est peut-être là toute la différence : chez les Boks, le maillot vert est l’aboutissement ultime, chez nous, il y a encore un équilibre à trouver entre club et sélection. Le ciel n’est pas non plus complètement noir, les Bleuets ont été de multiples fois champions du monde, l’équipe de rugby à 7 a été sacrée championne olympique, mais bien que le maillot bleu ait été revalorisé par l’ère Galthié, il y a encore du chemin à parcourir pour que le rugby français à XV brille, un jour, à l’échelle mondiale.