Chaque printemps, au mois de mai, Jérusalem connaît une poussée de fièvre. Une troupe d’adolescents israéliens franchit la porte fortifiée de Jaffa et dévale le quartier historique, pavé de pierres dorées millénaires. Les drapeaux bleu et blanc claquent au vent, les chants fusent, joyeux et rageurs. « Vive Jérusalem ! Jérusalem est à nous ! » scande la foule, pendant que le long des murs, des Palestiniens rasent les façades, têtes baissées, regards inquiets.
Depuis sa création en 1998, la Journée de Jérusalem est devenue la vitrine de la droite religieuse israélienne. Elle commémore la conquête de Jérusalem-Est, en 1967, lors de la guerre des Six-Jours. Longtemps simple défilé, cette manifestation s’est muée en démonstration de force, culminant sur l’esplanade des Mosquées, également lieu saint de l’islam. Cinq fois déjà, le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, figure de l’extrême droite religieuse, membre influent du gouvernement de Benyamin Netanyahou, s’y est rendu en signe de défi. Ici, Dieu n’est plus seulement prié dans le secret des temples : il s’affiche et se brandit comme un étendard politique.
Jérusalem n’est pas une exception. À Moscou, le patriarche Kirill bénit les missiles lancés sur l’Ukraine et encense la guerre comme une défense sacrée de la « Sainte Russie » face à un Occident jugé décadent. À Téhéran, le pouvoir chiite glorifie les généraux tués et les érige en martyrs. Depuis Washington, en juin 2025, Donald Trump bombarde l’Iran et remercie « tout le monde, en particulier Dieu ». Partout, la religion est mobilisée. Jamais depuis des décennies, elle n’avait surgi aussi visiblement, presque en même temps, dans autant de conflits majeurs.
Tournant en 1979
Bien sûr, la foi a souvent accompagné la guerre. On imagine que Dieu a déserté le front à partir du XIXe siècle, remplacé par les conquêtes coloniales, le choc des idéologies ou les rivalités territoriales. Mais en 1914, les aumôniers français, belges ou allemands bénissent encore les canons et les hommes, pendant que le calife ottoman proclame le djihad contre les Alliés.
En 1941, Staline troque ses « camarades » pour « mes frères et sœurs » quand il exhorte les Soviétiques à défendre Moscou contre les nazis. « Le religieux ne nous a jamais quittés », assure Jean-François Colosimo, historien des religions, théologien et directeur général des Éditions du Cerf (1) . Au XXe siècle, quand les idéologies athées dominent, les régimes se fabriquent des mythes : patrie à défendre, chefs providentiels, empires présentés comme phares de la civilisation. « Quand Dieu disparaît, il laisse un vide qui est aussitôt rempli avec d’autres formes de religiosité. Regardez Robespierre qui invente l’Être suprême en 1793 ou, Lénine embaumé comme un saint dans son mausolée », souligne Jean-François Colosimo. Mais aujourd’hui, cet enrégimentement du sacré n’a-t-il pas changé de dimension ? Jadis vernis moral ou soutien psychologique aux soldats, Dieu devient un acteur politique, utilisé comme une arme.
Ce retour fracassant ne vient pas de nulle part. « Un tournant se joue à la fin des années 1970 », pointe François Mabille (2) , chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste de la religion et de la diplomatie pontificale. La révolution iranienne replace la foi au cœur du pouvoir chiite. En Afghanistan, le djihad contre l’Union soviétique révèle la puissance d’un discours religieux.
Puis survient le 11 septembre 2001. Les avions frappent New York au nom d’Allah et les Occidentaux redécouvrent que Dieu peut tuer. Oussama Ben Laden leur pose la question: « Pour qui êtes-vous prêts à mourir? » En face, la mondialisation et le progrès peinent à offrir une cause plus grande que l’extension du confort matériel ou des droits individuels. « Face à cet islamisme prêt au sacrifice, quoi de plus puissant que le religieux pour rallier, désigner l’ennemi, justifier la violence? » explique Jean-François Colosimo, qui précise: « Une fois les utopies évacuées, on creuse et on trouve le symbolique. Et le plus fort des symboles, c’est la religion où le politique va puiser. »
Dans la foulée, George W. Bush parle de « croisade » et envahit l’Irak. Depuis, le droit international s’effrite. « Au fond, quelle différence entre Bush en 2003, Poutine en Ukraine et Netanyahou face à l’Iran? Tous brandissent l’idée d’une menace existentielle qui autorise Dieu à entrer dans la bataille », soutient François Mabille.
Défense d’une civilisation
Le pape François évoquait une « guerre mondiale par morceaux ». Chaque camp invoque son Dieu, ses textes sacrés, ses martyrs. Pas toujours pour conquérir le monde. Mais pour défendre un territoire, une identité, une civilisation. En Russie, le mariage du sabre et du goupillon n’est pas nouveau. En URSS, l’Église orthodoxe subit les pires persécutions de l’histoire de la chrétienté. Elle survit néanmoins grâce à ses liens avec le pouvoir communiste. « Dès 1988, Gorbatchev, sentant l’URSS s’effondrer, avait demandé au Patriarcat de Moscou de réenchanter les foules en célébrant le millénaire du baptême de la Russie », rappelle Jean-François Colosimo. Avec Vladimir Poutine, le lien s’est consolidé : l’orthodoxie est redevenue un pilier du récit national. Moscou se rêve en « Troisième Rome », dernier rempart contre le libéralisme et l’individualisme occidentaux. En face, l’Ukraine oppose sa propre foi. Depuis 2019, Kiev s’est dotée d’une Église orthodoxe indépendante, symbole de rupture. Volodymyr Zelensky s’en sert aussi pour galvaniser la résistance. Dans cette partie de l’Europe, Dieu est enrôlé d’un côté pour conquérir, de l’autre pour se libérer.
En Israël, depuis le 7 octobre 2023, Dieu s’invite dans les urnes et sur les cartes militaires. L’attaque du Hamas a balayé les illusions de coexistence et ravivé, dans une partie de la société israélienne, la conviction que la lutte est sacrée et qu’aucune concession n’est possible. Gaza est sacrifiée, l’Iran érigé en ennemi absolu. « Le sionisme religieux a toujours existé, mais il était longtemps attentiste », explique le politologue Denis Charbit, professeur de science politique à l’université libre d’Israël (3) . Tout a basculé après la guerre des Six-Jours en 1967, quand Israël a conquis Jérusalem-Est et d’autres terres bibliques. L’euphorie ouvre la voie à un sionisme messianique persuadé que l’annexion de la Cisjordanie, renommée Judée-Samarie en référence à l’Ancien Testament, est une mission divine.
Dans les années 2000, l’échec des négociations de paix et la seconde intifada convainquent qu’aucun compromis n’est possible avec les Palestiniens. Les religieux investissent alors la politique. Aujourd’hui, ils représentent 12 à 15 % de la population, avec leurs écoles, leurs médias, leurs rabbins, leurs députés. Une force que nul ne peut ignorer. « Benyamin Netanyahou joue la carte religieuse par calcul électoral. Mais il doit montrer patte blanche en permanence », explique Denis Charbit.
Des repères ébranlés
Ce sionisme religieux s’est trouvé un allié puissant aux États-Unis. Dès les années 1980, la droite chrétienne, surtout évangélique, fait d’Israël un pivot de ses convictions. « Pour ces milieux, la survie d’Israël est indispensable au retour du Messie. Sans lui, pas d’accomplissement des prophéties bibliques », explique Blandine Chelini-Pont, professeure d’histoire contemporaine et de relations internationales à l’université d’Aix-Marseille (4) .
Avec Donald Trump, cette alliance prend un tour inédit : sous son premier mandat, Jérusalem est reconnue capitale en 2017. L’Iran est frappé en 2025, et la rhétorique religieuse s’invite au sommet de la diplomatie américaine. Le mercredi des Cendres, le secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) américain Marco Rubio arbore une croix sur son front en public. « Le religieux n’est plus seulement un accompagnement symbolique de la guerre. Il devient la raison même d’entrer en conflit », insiste Blandine Chelini-Pont.
Les catholiques, eux aussi, sont pris dans la tourmente. Dès le début du XXe siècle, l’Église fait de la paix un impératif moral. Mais le retour tonitruant du religieux sur le champ de bataille bouscule ses certitudes. En Europe, beaucoup de catholiques restent atones, désarmés devant le surgissement d’un Dieu guerrier, qu’il vienne du Kremlin, des sionistes messianiques ou des islamistes.
« L’Occident a perdu ses repères face à la dialectique de la guerre et de la paix », observe le père Bernard Bourdin dans la revue Études. Tiraillés entre un pacifisme moral et la tentation de diaboliser l’ennemi, de nombreux chrétiens peinent parfois à trouver leur voie. À Rome, le pape François multipliait les appels à la négociation, y compris en Ukraine, ce qui a provoqué un tollé quand il pressait Kiev de hisser le « drapeau blanc ». Avec plus de diplomatie, Léon XIV appelle à la conciliation. Des mots qui peinent à résonner face au fracas des armes et à la peur de l’agression.
« Guerre juste »
Le pape américain devra aussi compter avec la radicalisation d’une frange de ses ouailles aux États-Unis. Autour de J.D. Vance, vice-président, certains catholiques « intégralistes » rêvent d’un nouvel ordre chrétien prêt à l’affrontement, contre l’islamisme, mais aussi contre ce qu’ils appellent la « décadence libérale ». Chez eux, la foi n’est plus seulement un refuge spirituel : elle devient un programme politique et, potentiellement, un motif de guerre culturelle, voire de guerre tout court.
C’est ainsi que l’on voit, dans le monde chrétien, des débats ressurgir autour de la doctrine de la « guerre juste » . Ni pacifisme absolu, ni bellicisme aveugle : cette dernière affirme qu’une guerre peut être licite si elle est défensive, proportionnée et menée pour la paix. Mais dans un monde où Dieu sert d’alibi aux bombes, cette quête d’équilibre est plus minée que jamais.
- Dernier ouvrage : Occident, ennemi mondial n°1, Éd. Albin Michel, 2024.
- Dernier ouvrage : Le Vatican – la papauté face à un monde en crise, Éd. Eyrolles, 2025.
- Dernier ouvrage : Israël, l’impossible état normal, Éd. Calmann-Levy, 2024.
- Géopolitique des religions, Éd. Le Cavalier bleu, nouvelle édition en nov. 2025.