Dans le centre historique de Nantes, là où les pavés résonnent de bruit presque jour et nuit, une petite enclave verte et fleurie surgit au milieu d’un carré de vieux immeubles hérissés de cheminées. À l’ombre du beffroi de l’église Sainte-Croix, cet improbable et foisonnant jardin urbain a pris vie dans la grisaille d’une cour sans âme du passage Bouchaud.

Une des étapes du voyage à Nantes

Baptisé La Jungle intérieure, il est aujourd’hui l’une des étapes permanentes du Voyage à Nantes (Van), parcours artistique contemporain qui irradie dans toute la ville. « J’ai commencé en 2006 avec quelques plantes en pots, puis j’ai poussé les poubelles, investi un bout de toit puis le toit en entier, puis un deuxième… Je n’ai rien prémédité et je n’ai pas demandé d’autorisation ! J’ai longtemps été un squatteur », raconte Evor, l’artiste-plasticien qui a dessiné, plante après plante, ce lieu incroyable sous les fenêtres de son appartement. Dans son jardin, des fougères arborescentes, du lierre grimpant, des papyrus, des bananiers ou encore des cactus voisinent avec des succulentes, des graminées, des troènes, un jeune frêne et des rosiers.

Je suis avant tout guidé par le respect de la plante : je fais ce que je peux en fonction de ses besoins d’ombre ou de lumière.

Riche de plus de 2 300 variétés différentes, cette jungle, toute en pot, s’étend aujourd’hui sur 600 mètres carrés, colonise dix toits et deux cours, part à l’assaut des balcons et des pignons, et se déploie le long des vitrines des boutiques voisines. « C’est devenu une pulsion, une compulsion. Plus je sens que le jardin est légitime et plus j’explose mon budget, mais tant qu’il y a de la place, je continue ! Heureusement, je suis passé maître dans l’art d’agrémenter les pommes de terre. »

Un cleptomane assumé

Pour faire vivre son jardin, dont la particularité est d’être entièrement hors-sol, Evor lui consacre plusieurs heures chaque jour. Il lui a fallu acheter, chiner ou récupérer des pots de toute taille, du terreau, des tuteurs, des plantes… Mais pas n’importe où. Attaché aux méthodes de production, il s’approvisionne auprès des pépiniéristes spécialisés capables d’acclimater des espèces rares ou en danger. Par chance, ce passionné de botanique depuis l’enfance, qui « recycle, échange, détourne et gaspille le moins possible », est aussi un glaneur de première !

De balade en voyage, chaque rencontre végétale est l’occasion d’une cueillette de graines lui offrant ensuite le « bonheur indescriptible » de semer et de voir germer. Dans son jardin, des petits chênes glauques (Quercus glauca) issus de glands trouvés à Osaka et à Kyoto côtoient des micropins d’une forêt berlinoise. D’une visite au Jardin botanique de Berlin, il a rapporté des rosiers, des berbéris, des clématites mais aussi des graines d’hostas et de Decaisnea fargesii, l’arbre aux haricots bleus. Sur le chemin de son atelier, sur l’île de Nantes, il cueille parfois quelques graines de palmier nain… « Je suis un cleptomane ! J’ai toujours une paire de ciseaux et des petits sachets sur moi, et mon appartement est plein de minipépinières. Mais si j’avais plus d’espace, j’aurais aussi une roseraie et des collections d’iris et de pivoines. » Dans un rapport au végétal plein d’empathie, Evor multiplie les boutures et récupère jusqu’aux chutes liées à la taille de ses arbustes.

Mini bio

1975

Naissance à Nantes

1994-2000

Evor étudie aux Beaux-Arts de Nantes-Saint-Nazaire

2006

Le plasticien installe ses premières plantes en pots dans la cour de son immeuble, puis investit peut à peu les toits

2018

Ouverture de la Jungle intérieure au public, lors du festival estival Le Voyage à Nantes

2023

« Carte verte » au festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire (Loir-et-Cher), et création d’un jardin luxuriant

Une jungle maîtrisée

« Ce lieu d’une ultrafragilité est aussi source d’angoisse. Lorsque je perds une plante, c’est une perte de vie et c’est dur. Je n’aime pas laisser à d’autres le soin de s’en occuper car il y a des passages de mulot entre chaque plante et il faut être minutieux », avoue-t-il. Terroir d’une mise en scène permanente, son jardin d’artiste évolue au rythme des déplacements des pots, totalement invisibles aux visiteurs depuis la plate-forme en bois aménagée par le Van. Derrière cet apparent bazar, qui ne doit évidemment rien au hasard, s’inscrit en fait une quête esthétique, proche de la sculpture. « Je suis avant tout guidé par le respect de la plante : je fais ce que je peux en fonction de ses besoins d’ombre ou de lumière. Mais je veux que tout soit parfait, même les recoins que l’on ne distingue pas. Aujourd’hui, j’aimerais pousser la finesse encore plus loin. L’échelle restreinte permet d’être dans le détail. »

Avoir les mains dans la terre permet de remettre les choses en place. C’est un temps pour la contemplation et pour prendre soin de soi.

Protégées par les hauts murs des immeubles en tufeau du centre-ville, les plantes bénéficient d’un microclimat favorable. Pour autant, une centaine d’entre elles, comme les cactus, doit hiverner à l’abri. « Ce n’est pas le moment le plus agréable, surtout lorsqu’il faut grimper trois échelles pour les récupérer ! » Mais ce passager désagrément est largement compensé par d’autres bonheurs.

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En savoir plusDes vertus thérapeutiques

Pour son créateur, La Jungle intérieure présente en effet des vertus thérapeutiques. « J’ai conçu ce jardin par plaisir. Il m’apporte un bien-être et une connexion au présent. Avoir les mains dans la terre permet de remettre les choses en place. C’est un temps pour la contemplation et pour prendre soin de soi. » Le lieu insolite invite aussi aux apéros entre voisins et aux rencontres. Certains visiteurs reviennent spécialement à Nantes pour suivre son évolution. D’autres, et pas des moindres, s’enthousiasment devant ce jardin créé de toutes pièces. « J’ai eu la chance d’y rencontrer les paysagistes Gilles Clément et Éric Lenoir, et de découvrir que plus les gens sont érudits et moins ils donnent de conseils », précise-t-il avec douceur. Jardinier atypique, paysagiste, artiste et metteur en scène du végétal, Evor a su fédérer autour de ce havre de verdure et s’est créé une jolie carte de visite. Depuis 2018, il est soutenu par la direction des espaces verts de la ville (Nature et jardins) et le Van. Sa copropriété paie également l’eau nécessaire à l’arrosage des plantes. « Il se fait au goutte-à-goutte et uniquement de nuit. Nous avons aussi une toile géotextile qui optimise le développement des racines en dehors des pots et une grande densité de feuilles, qui ralentissent l’évaporation. » Evor, qui rêve d’envahir la ville, souhaite toucher les visiteurs. « J’aimerais simplement leur donner l’envie de ressentir, de respirer l’instant présent, de contempler et de se laisser surprendre par ce lieu inattendu. » Et on se plaît à rêver à la douceur des villes si d’autres jardins émergeaient là où on ne les attend pas.

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Cet article est paru dans le Bretagne Magazine n°137 (mai-juin 2024)

Visite perchée
Révélée lors du Voyage à Nantes (Van) 2018, La Jungle intérieure d’Evor se visite désormais toute l’année, passage Bouchaud, dans le centre-ville. Les curieux peuvent se hisser à quelques mètres du sol via un escalier en bois, pour un point de vue inédit sur ce jardin botanique miniature, dominé par le beffroi de l’église Sainte-Croix. Depuis 2006, Evor a progressivement végétalisé les toits-terrasses et cours de l’immeuble où il réside, soit 600 mètres carrés auxquels il accède lui-même par un jeu d’échelles pour l’entretien.