On dit que les Américains sont les champions du small talk, capables de montrer un enthousiasme débordant pour des échanges insignifiants et d’afficher un sourire XXL même quand l’arrière-cour est moins reluisante. Sullivan Fortner, lui, n’a pas fait semblant. Jeudi après-midi, quand on lui a demandé comment ça allait, le pianiste né à La Nouvelle-Orléans a répliqué: « Fatigué, mec… Depuis le 27 juin, j’ai enchaîné avec trois groupes différents, trois partitions à apprendre et encore deux autres quand j’aurai fini cette tournée. Donc, ouais, je suis très fatigué de la musique en ce moment », avouait-il, avant d’éclater de rire.
On pouvait parier que quelques heures plus tard, le public du Nice Jazz Fest n’y a vu que du feu. Avec son trio, composé du bassiste Tyrone Allen et du batteur Kayvon Gordon, il a régalé les puristes, avant de remettre le couvert le lendemain, pour un hommage à Oscar Peterson, monument du piano disparu en 2007.
à 38 ans, Sullivan Fortner est plus qu’une valeur sûre. Partenaire remarqué du regretté Roy Hargrove, de Theo Croker, de Cécile McLorin Salvant (avec laquelle il a remporté son premier Grammy Award en 2019 pour l’album The Window) ou plus récemment de Samara Joy (chanteuse avec laquelle il a remporté le Grammy de la meilleure performance jazz pour le titre Twinkle Twinkle Little Me, en février), il brille aussi en tant que leader. Son dernier disque, Southern Nights, lui a d’ailleurs valu une nouvelle salve de louanges.
Southern Nights a été enregistré avec beaucoup de spontanéité…
Oui, il a été enregistré en une seule journée, en l’espace de quatre heures. C’était au milieu d’une semaine qu’on a passée au Village Vanguard, à New York. On a capté notre set, et voilà. En fait, ce n’était pas censé donner un album. C’est ma compagne qui m’a dit qu’on ferait bien de sortir ça. Elle est souvent de très bon conseil!
Vous aimez ce genre d’énergie?
Oui, parce que c’est dans l’esprit d’une première fois. Votre première petite copine, votre premier téléphone ou la première fois que vous préparez un plat, c’est toujours quelque chose de mémorable, que ce soit en bien ou en mal.
Vous souvenez de la première fois où on vous a payé pour jouer?
Bien sûr. J’étais en troisième, c’était un concert pour lever des fonds en faveur de notre école, le New Orleans Center for Creative Arts. J’avais appris que je devais bien m’habiller pour cette occasion, j’avais mis mon uniforme de collégien. J’étais avec le trompettiste Christian Scott (aujourd’hui nommé Chief Xian Adjuah) et un gars qui s’appelait Charlie Smith. J’avais été payé 50 dollars, j’étais tellement excité à l’idée de jouer!
Gagner un premier Grammy avec Cécile McLorin Salvant, c’était comment?
C’est vraiment sympa d’être reconnu par mes collègues et par l’industrie. Mais j’essaye de ne pas penser à ces choses-là. Si je joue une certaine musique, c’est parce que je l’aime. Je préfère me concentrer sur le fait de performer avec des gens que j’estime et desquels j’apprends.
Qu’avez-vous appris du légendaire Roy Hargrove, que vous avez accompagné pendant sept ans?
Il était beaucoup plus vieux que moi quand je suis arrivé dans son groupe. Il était très sympa avec moi, il m’a traité comme un ami, pas comme un bébé. Et j’ai probablement beaucoup plus appris de cette manière. Il m’a montré ce que c’était d’être totalement dédié à la musique, à son instrument. Vers la fin [Roy Hargrove est mort d’un arrêt cardiaque à 49 ans, en 2018, ndlr], il s’étouffait, il se faisait mal en jouant. Je l’ai regardé se battre chaque nuit, c’était une vraie lutte pour monter sur scène et tirer un son.
Votre première fois à Nice, en 2011, c’était d’ailleurs avec son groupe…
Oui, et c’était la première fois que je rencontrais Ahmad Jamal [autre immense pianiste, décédé en 2023]. J’avais entendu de mauvais échos sur lui, mais je me suis rendu compte qu’il était cool. Alors, j’étais allé lui demander comment il avait pu composer autant de classiques. Il m’a répondu: « Je ne bois pas, je ne fume pas, je me tiens loin des mauvaises femmes, je ne mange pas de porc, et je prie tous les jours. » C’est tout ce qu’il m’a dit! (il rit)
Oscar Peterson, à qui vous rendez hommage, vous a beaucoup inspiré?
Quand je me suis intéressé au jazz, c’est l’un des premiers que j’ai découverts, avec Duke Ellington, Art Tatum et Erroll Garner. Revenir à cette musique après m’en être longtemps éloigné, c’est vraiment intéressant. Oscar Peterson était un pianiste insolent, indépendant. Avec lui, ça ne s’arrêtait jamais. Chaque note qu’il jouait en attirait une autre. Je m’en rends compte en jouant ses morceaux. Le public répond à chaque petite chose que je fais.
Savoir+
Ce samedi soir au Nice Jazz Fest: Goldlink, Masego et Jorja Smith sur la Scène Masséna. Tyreek McDole, Nubya Garcia, Christian McBride et The Cookers au Théâtre de Verdure.