Par
Emilie Salabelle
Publié le
15 avr. 2025 à 18h32
À grandes enjambées, un homme s’engouffre derrière les grilles opaques. Au même moment, un petit groupe émerge en sens inverse, prend le temps de faire un check au médiateur présent devant l’entrée, reconnaissable à son t-shirt vert, avant de s’éloigner vers la station de métro Barbès. Le va-et-vient est quasi continu autour de ce qu’on appelle « la salle de shoot« , nommée officiellement Halte soins addictions (HSA). Les professionnels préfèrent appeler cet espace situé à l’hôpital Lariboisière (10e) une salle de consommation à moindres risques. Ici, on s’injecte. Mais les usagers, des personnes en situation de grande précarité et d’addiction sévère, y trouvent, outre du matériel propre, une écoute, un suivi médical et psychiatrique, un accompagnement social. À l’abri de la rue, pour quelques minutes ou quelques heures, ils sont considérés. Alors que le flou demeure sur la pérennisation de la HSA, dont l’expérimentation prendra fin le 31 décembre 2025, actu Paris s’est rendu sur place.
200 passages par jour
Carcasse imposante et longue barbe, Sergueï arrive devant la salle. Il la fréquente depuis huit ans. « Je trouve la protection pour ne pas faire ça dans la rue, et de l’aide pour ma situation sociale », se contente-t-il d’expliquer avant de s’esquiver dans la petite cour intérieure. À l’abri des regards, le patio de béton n’est presque jamais vide. C’est une zone tampon entre la rue et les services, explique à actu Paris Victor Detrez, directeur adjoint de Gaïa, l’association en charge de la HSA. « Les gens peuvent y rester avant ou après leur consommation, ça permet d’éviter que ça ne stagne devant l’espace public ».
Avec une file active de 800 personnes par an, et 200 passages par jour – certains repassent parfois plusieurs fois dans la même journée – la question de la tranquillité publique aux abords immédiats de la salle est particulièrement sensible, alors que certains voisins, le collectif Riverains Lariboisière Gare du Nord en tête, sont farouchement opposé à cette expérimentation lancée en 2016. D’autres habitants, au contraire, soutiennent le dispositif et ont noué un dialogue avec les acteurs de la HSA et les usagers. Différentes études, dont une de l‘Inserm, ont mis en avant les bénéfices de son installation, aussi bien sur la santé des usagers que sur la tranquillité publique du quartier, moins impacté par la consommation en pleine rue et les seringues abandonnées.
« Avant l’ouverture de la salle, il y avait un muret à côté de la gare. Les consommateurs se cachaient derrière. Ils étaient assis par terre au milieu des excréments, ils faisaient leur préparation là. Une fois j’y suis allée, j’ai vu quelqu’un ramasser une seringue par terre et la rincer à l’eau avant de l’utiliser, d’autres qui se les échangeaient… », se souvient Anaïs Deshayes, coordinatrice de la HSA.
En neuf ans, le dispositif de sécurisation de la HSA s’est étoffé. Sur place, un médiateur est toujours présent devant l’entrée. La police municipale passe deux fois par jour, et la HSA est également en lien avec les gestionnaires de parking, des gares de l’Est et du Nord et des services sociaux. Lors des maraudes, tous les toxicomanes rencontrés sont orientés vers la salle. « On sort deux fois par jour pour ramasser les seringues dans le quartier. Et on a une ligne directe si un riverain veut signaler un problème », ajoute Victor Detrez.
Une consommation « fonctionnelle »
Sur place, une quarantaine de professionnels sont réunis : psychiatres, médecin généraliste, infirmiers, travailleurs sociaux, éducateurs… De l’accueil à l’espace consommation, toute l’équipe tourne aux différents postes. Sont accueillies à la salle les personnes majeures, qui se droguent par injection de manière régulière. À leur arrivée, elles doivent s’enregistrer avec leur pseudo et préciser quels produits elles vont consommer.
Ce jour-là, comme c’est souvent le cas, aucun fauteuil n’est vide dans la salle de repos, accessible à ceux qui ont consommé comme ceux qui veulent juste se poser. Beaucoup somnolent, une bouche édentée entrouverte, le regard dans le vague, une béquille posée en travers. Une petite musique électronique s’échappe d’une console de jeu portable, sur lequel un jeune homme s’absorbe.
La journée, la salle de consommation ne désemplit pas. 18 postes sont ouverts. Les « injecteurs », comme se désignent les usagers, viennent avec leur produit. « Les gens ne viennent pas pour se défoncer. C’est une injection « fonctionnelle », pour être capable de faire autre chose dans la journée », expose Anaïs Deshayes, coordinatrice de la HSA. Ils récupèrent seringue, compresses et cup, puis vont « se soigner, nous explique Franck Villeneuve, salarié chez Gaïa. Ça veut dire enlever le manque ».
« Un cadre sécurisant et sans répression »
Lui-même en sait quelque chose. Il compte derrière lui 20 ans de vie à la rue, et 30 à consommer diverses drogues. Ancien alcoolique, il est toujours injecteur aujourd’hui, mais stabilisé avec un produit de substitution. « La salle, ça veut dire consommer dans un cadre sécurisant et sans répression. Moi, j’injectais beaucoup dans les sanisettes. Il y avait toujours quelqu’un pour frapper à la porte, ou la police pour mettre un coup de gazeuse. D’autre fois, vous passez inaperçu. J’ai un pote qui est mort d’une overdose comme ça », raconte-t-il.
Aucun geste actif n’est pratiqué par les équipes en salle d’injection. « On supervise avec une certaine distance. Plus une personne a des pratiques à risque, plus notre rôle va être important », détaille Victor Detrez.
L’auto-injection est un geste intime, pratiqué depuis des années de façon solitaire. Changer les habitudes pour réduire les risques d’overdose ou d’infection est un travail de longue haleine. « Ça passe par un accompagnement profond. On demande comment untel a appris ce geste, pourquoi il ne veut pas le changer… Mais on ne peut pas interdire une pratique, sinon, les usagers retourneraient dans l’espace public ».
« L’injection, c’est le produit d’appel »
Régulièrement accusé d’être permissive, l’association Gaïa se défend : « On a pour objectif d‘améliorer les conditions de vie de quelqu’un. Souvent, les plus gros problèmes seront liés à la précarité, aux problèmes psychiques. Les produits psychotropes sont utilisés par ces personnes comme des outils pour faire face à leur vie précaire. Agir sur leurs conditions de vie, va avoir un impact secondaire sur leur consommation. On se rend compte par exemple que dans 80 % des cas, avoir un logement fait diminuer la consommation », assure le directeur adjoint.
« L’injection, c’est le produit d’appel. Une fois qu’une personne a trouvé cet espace de tranquillité pour consommer, il va se passer plein de choses : demande de carte d’identité, droits RSA, consultation médicale, traitement de substitution pour stabiliser la consommation… », liste Anaïs Dehayes.
Une fois le contact instauré, le parcours des usagers n’a rien de linéaire. « Moi, il m’a fallu cinq ans pour remonter la pente. C’est très facile de dégringoler. Remonter, c’est beaucoup plus long », témoigne Franck Villeneuve.
Dans ces vies faites d’espoirs et de rechutes, on savoure chaque « petite victoire » : des papiers retrouvés pour l’un, l’accès à un logement pour l’autre, l’obtention de la CMU… « La salle n’est pas un îlot isolé. On travaille avec tout un réseau professionnel de l’addiction », insite Victor Detrez. Certains entament des processus de sevrage. Mais les rechutes sont très fréquentes. Revenir à la salle n’est pas perçu comme un échec. Anaïs Dehayes insiste : « Ici, ce ne sont pas que des injecteurs de la gare du Nord. Ce sont des êtres humains, des citoyens. »
Suivez toute l’actualité de vos villes et médias favoris en vous inscrivant à Mon Actu.