Regrouper les prestations sociales telles que le RSA, la prime d’activité ou encore les aides au logement au sein d’une seule et même allocation ? Telle est l’ambition du projet de loi que souhaite déposer le gouvernement d’ici la fin de l’année. Cette allocation sociale unifiée (ASU) rendrait « la solidarité plus lisible », pour reprendre les mots de François Bayrou lors de son grand oral du 15 juillet. Elle « donnerait [aussi] la priorité au travail ».
L’idée ne date pas d’hier, c’est même un vieux serpent de mer, notamment à droite de l’échiquier politique. L’an dernier, Michel Barnier, Premier ministre, portait déjà le projet d’une allocation sociale unique. Et bien avant lui, lors de sa campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron lui-même défendait cette agrégation des prestations sociales.
De l’autre côté de la Manche, cela fait près de quinze ans que les Britanniques ont opté pour cette option. Les leçons à tirer de l’expérience sont édifiantes…
Un système « beveridgien » affaibli
« L’instauration de l’Universal Credit représente la plus grande réforme menée depuis la création du système de protection sociale en 1948 au Royaume-Uni », jugent les économistes Antoine Bozio et Joyce Sultan Parraud, dans un rapport très critique, publié par l’Institut des politiques publiques (IPP).
Pour bien comprendre, un retour historique s’impose. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs modèles de protection sociale apparaissent en Europe. La France fait le choix d’un système « bismarckien » (pour Otto von Bismarck), dans lequel les bénéficiaires sont les travailleurs cotisants et leurs ayants droit, les prestations sociales sont financées par des cotisations et sont proportionnelles au salaire. Quant à la gestion du système, elle est corporatiste (c’est-à-dire, avec des partenaires sociaux).
Le Royaume-Uni, lui, opte pour un système « beveridgien » (inspiré par William Beveridge) qui se base sur l’universalité des prestations sociales : l’ensemble de la population et des risques sociaux sont couverts, financés par l’impôt, gérés par l’Etat et les prestations sont forfaitaires.
« Le modèle ‘beveridgien’ a pour objectifs principaux de lutter contre la pauvreté et de couvrir les besoins primaires en mettant en place une protection universelle », résument Antoine Bozio et Joyce Sultan Parraud.
Toutefois, au fil des décennies, les attaques se multiplient contre l’Etat-Providence britannique : celui-ci est jugé trop coûteux et désinciterait au travail.
Depuis l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir en 1979, « diverses réformes structurelles sont intervenues : privatisation indirecte (National Health Service [le système de santé, NDLR.], retraites…), recul des prestations universelles au profit de prestations sous conditions de ressources, durcissement des contraintes et sanctions imposées aux chômeurs, détaille Jacques Freyssinet, économiste et auteur d’un récent rapport sur le Royaume-Uni. Elles amorcent une transformation de la nature du Welfare State tel qu’il avait été conçu par Beveridge ».
Ainsi, l’instauration de l’Universal Credit, en 2012, s’inscrit dans la continuité de ce tournant politique. Dans un contexte où les gouvernements évoquent une nécessaire austérité budgétaire, peu après la crise économique et financière de 2008, les prestations sociales doivent être réduites.
La réforme a donc plusieurs objectifs : tout d’abord, lutter contre le non-recours aux prestations sociales, très important outre-Manche (entre 11 et 40 % selon l’allocation), simplifier ensuite un système dans lequel les dispositifs se multiplient ; inciter au retour à l’emploi ou à l’augmentation des heures travaillées, et enfin, entraîner des économies budgétaires. En d’autres termes, des ambitions bien proches de celles de François Bayrou…
Conditions et sanctions
Dans le détail, l’Universal Credit est le résultat de la fusion de six prestations : l’allocation chômage non-contributive (Jobseeker’s Allowance), l’allocation d’emploi et de soutien (Employment and Support Allowance) versée aux personnes en incapacité de travail, l’allocation d’aide au revenu (Income support) dispensée aux personnes non-éligibles aux deux prestations précédentes (l’équivalent du RSA français), l’aide au logement (Housing Benefit), le crédit d’impôt pour activité professionnelle (Working Tax Credit) accordé au-delà d’un minimum d’heures de travail hebdomadaires, et enfin, le crédit d’impôt pour enfant (Child Tax Credit) pour les parents d’enfants scolarisés.
La nouvelle allocation possède quelques spécificités :
« Contrairement à ce que pourrait évoquer son nom, l’Universal Credit n’est pas à proprement parler un revenu universel, précise Pauline Gonthier, dans une étude pour la Dares. L’allocation est versée sous conditions de ressources. Et elle est familialisée, c’est-à-dire que son montant dépend de ce que gagne le ménage. »
Au total, l’Universal Credit représente une allocation de 60 milliards de livres (69 milliards d’euros), soit 62 % des prestations sociales en direction des ménages en âge de travailler.
Surtout, l’UC revêt un caractère d’incitation financière à la reprise d’emploi et à l’augmentation des heures de travail. D’une part, les modalités sont définies de façon à ce qu’il soit plus avantageux de cumuler prestations sociales et salaires d’activité. D’autre part, les contrôles sont renforcés pour les demandeurs d’emploi.
En cas de non-respect des engagements, le bénéficiaire peut être sanctionné via la suspension de son allocation. Et tant pis si cela implique de ne pas bénéficier d’aide au logement pour des raisons liées au travail
Et en cas de non-respect des engagements (recherches insuffisantes, refus d’un stage ou d’une offre d’emploi dite raisonnable), le bénéficiaire de l’Universal Credit peut être sanctionné via la suspension de son allocation. Et tant pis si cela implique de ne pas bénéficier d’aide au logement pour des raisons liées au travail. C’est l’illustration parfaite de l’idéologie de « workfare », qui conditionne les aides sociales à une activité, de plus en plus présente outre-Manche.
Les plus précaires touchés
Quinze ans après la réforme, toute la question est de savoir si les résultats ont été atteints. C’est là que le bât blesse… En termes de retour à l’emploi, le bilan est assez mitigé. Certes, les données montrent un léger effet positif, mais les bénéficiaires de l’allocation ont pour la plupart repris un poste de façon temporaire. « Cela semble d’abord dû au renforcement des contrôles de recherche d’emploi », analyse Pauline Gonthier.
Ce constat n’est pas sans rappeler les dernières réformes de l’assurance chômage en France et leurs évaluations : réduire les durées d’indemnisation des demandeurs les contraint à accepter des CDD et des contrats précaires.
Une étude montre que la réforme a provoqué une hausse de la détresse psychologique chez les demandeurs d’emploi
Par ailleurs, une étude publiée dans la revue scientifique The Lancet montre que la réforme, avec le renforcement des conditionnalités combiné à la menace de sanctions, a provoqué une hausse de la détresse psychologique chez les demandeurs d’emploi (+ 6,57 points de pourcentage).
Mais les chômeurs sont loin d’être les seuls perdants de la réforme de l’Universal Credit.
« Les effets redistributifs de la réforme sont régressifs, c’est-à-dire qu’en moyenne les ménages les plus pauvres sont plus affectés par une perte de leur revenu disponible, expliquent Antoine Bozio et Joyce Sultan Parraud. La réforme a aussi entraîné d’importants transferts entre ménages, au profit des couples avec enfants et des ménages actifs. Les familles monoparentales sont majoritairement perdantes. »
Quant aux ménages en situation de handicap, ceux-ci ont vu une réduction parfois importante de leurs prestations sociales, indiquent encore les études.
Au fond, cela n’a rien d’étonnant : le principe d’universalité de l’aide est contraire à la prise en compte des spécificités des besoins de chacun. Si, historiquement, plusieurs dispositifs coexistaient, c’était pour répondre à des situations différentes.
« En réduisant la complexité liée à l’empilement des dispositifs, on court le risque soit de réduire la prise en charge des spécificités, soit de recréer de la complexité au sein du nouveau dispositif, poursuivent les deux chercheurs de l’IPP. La réforme de l’Universal Credit a dû faire face à ce type d’arbitrage, parfois en réduisant les soutiens offerts à certaines catégories de population (personnes porteuses de handicap, familles monoparentales). »
Pas d’économies en vue
L’Universal Credit n’aura en outre pas permis de réaliser des économies budgétaires. Même sur ce point, la mesure a manqué sa cible. « Les difficultés rencontrées en Grande-Bretagne en matière de gestion de la nouvelle aide et de déploiement du nouveau système d’information engendrent des coûts financiers bien supérieurs aux coûts initialement envisagés », notent Antoine Bozio et Joyce Sultan Parraud. La mise en place a été « chaotique », les retards et les défaillances se sont multipliés.
La digitalisation a entraîné un manque d’interactions avec des conseillers, ce qui pénalise les plus fragiles
La simplification promise n’a pas non plus totalement eu lieu. « Si la lisibilité et la simplicité du système sont accrues pour les demandes les plus basiques, les difficultés administratives demeurent pour les foyers éligibles à des aides ‘complexes’ », complète Pauline Gonthier. La digitalisation a également entraîné un manque d’interactions avec des conseillers, ce qui pénalise les plus fragiles.
Pour les chercheurs, le contexte de réduction globale des dépenses n’a pas aidé. Des moyens financiers et humains sont en effet nécessaires pour mener une telle réforme :
« L’expérience de cet Universal Credit a montré que la fusion des prestations sociales existantes ne pouvait pas s’accompagner d’économies budgétaires, à court terme tout du moins, reprennent Antoine Bozio et Joyce Sultan Parraud.
« L’erreur consiste à penser que la simplification du système de protection sociale permettrait d’obtenir de fortes réductions de la dépense sociale, sans avoir à faire face au ‘triangle d’impossibilité’ qui contraint toute réforme, expliquent-ils. En effet, il reste impossible d’améliorer en même temps le montant de base des prestations, les incitations au retour à l’emploi, tout en réduisant le coût budgétaire. Toute amélioration de l’un des objectifs conduit forcément à la détérioration d’au moins un des deux autres. »
De ce point de vue, la mise en place de l’allocation unique socialisée ne devrait pas grandement aider François Bayrou à atteindre son objectif de 44 milliards d’euros d’économies…