Partager des morceaux de sa vie personnelle sur les plateformes de micro-blogging comme Twitter ou Bluesky est souvent mal vu. Certaines personnes parlent d’exhibition et d’égocentrisme, évoquant des utilisateurs et utilisatrices entre névrose et inconscience, incapables de discerner ce qui relève de l’intime et du public. D’autres mettent en garde contre des représentations de soi fallacieuses, enjolivées, trompeuses. Engagés dans une «mise en scène de [la] vie quotidienne», selon l’expression du sociologue Erving Goffman, ces individus seraient en perpétuelle représentation.

Mais si, effectivement, sur la scène des réseaux sociaux, les acteurs et actrices sont souvent cyniques, construisant minutieusement une façade bien éloignée de leur réalité, d’autres font preuve d’une véritable sincérité, révélant leur authenticité, leur spontanéité, sinon leur vulnérabilité.

Parce que ces internautes prennent le contre-pied de l’image lisse et proprette souvent attendue sur Instagram ou LinkedIn, dévoilant sans fard et publiquement des éléments relevant souvent de la vie privée et socialement stigmatisés (maladie, difficultés psychologiques, handicap, orientation sexuelle, questionnement et identité de genre…), j’ai souhaité leur donner la parole pour comprendre leur démarche et leurs motivations.

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Premier élément à noter: l’usage des réseaux sociaux semble être arrivé à un stade de maturité. Ces internautes sincères ne sont pas dupes, se montrent responsables et font preuve de réflexivité, ce qui passe par exemple par le fait de sélectionner les informations qui seront partagées. Il ne s’agit pas là de feindre ou de dissimuler pour se montrer sous un jour meilleur, mais plutôt de se protéger d’éventuelles intrusions et d’éviter d’exposer de tierces personnes contre leur gré.

«Si je parle de moi, notamment de ma santé mentale, je m’abstiens dès que cela touche à mes relations amoureuses ou amicales, car si m’exposer est mon choix, il n’est pas forcément celui des autres», révèle Lucie. «Je raconte des événements qui m’arrivent, mais rien d’intime sur ma vie avec mon épouse et mes enfants, sur qui nous sommes, et rien qui ne permette de remonter jusqu’à nous», commente Sébastien. Ce type de propos témoigne d’une capacité à comprendre le public et à s’adapter à lui: «Je suis capable d’évaluer si les gens à qui je m’adresse sont en mesure de comprendre ou non ce que je partage», estime Cristelle.

L’intime comme lien

Pour autant, ces pros du partage manifestent clairement une volonté de s’affranchir de la performance esthétique souvent associée à certains réseaux, pour créer un lien horizontal et désesthétiser leur vécu. «C’est important pour moi de casser le côté très glossy d’Instagram et d’être une sorte de contre-exemple en rapportant quelque chose de réel», explique Manon, qui parle ouvertement de ses difficultés psychologiques ainsi que de son identité de femme trans.

«J’essaie d’être la représentation que j’aimerais avoir, pouvoir montrer ce qui est socialement considéré comme pathétique comme étant en réalité parfaitement normal», expose de son côté Clémence, qui se livre, sur Bluesky comme en stream, sur sa santé mentale.

L’un des objectifs affichés est de se démarquer de la performance esthétique souvent associée à certains réseaux, pour banaliser le vécu et surtout créer un lien horizontal.

Ce faisant, ces internautes créent du lien avec d’autres qui vivent des expériences analogues. «Pour moi, ce qui est important dans un réseau social, c’est justement l’aspect social», poursuit Manon. «On est là pour partager des choses de l’intime. Instagram, où tout est beau, m’angoisse. Je privilégie Bluesky, où l’on parle à de vrais gens qui ont de vrais problèmes, qui ont des hauts et des bas. C’est la déprime, mais c’est la déprime ensemble», ajoute-t-elle.

«J’essaie de mettre en œuvre des principes qui me semblent importants: la simplicité et la normalisation de l’expression personnelle, qu’il s’agisse de parler des choses positives ou négatives», complète Cristelle.

L’un des objectifs affichés est de se démarquer de la performance esthétique souvent associée à certains réseaux, pour banaliser le vécu et surtout créer un lien horizontal. Nombreuses sont les personnes qui disent avoir noué des amitiés ou des amours en ligne, lesquelles finissent parfois par se développer hors ligne. «En partageant, en connectant avec des gens sur la même longueur d’onde, j’ai fait des rencontres. J’ai même été en couple. Je trouve que c’est l’une des choses les plus belles que permettent les réseaux sociaux», raconte Manon.

De son côté, Didier, qui parle ouvertement de sa santé mentale, expose une vocation communautaire: «J’ai commencé à me confier sur Twitter et j’ai trouvé une communauté “dépressive” qui ne juge pas. On se soutient les uns les autres et on se dit de tenir bon.»

L’espace public numérique comme lieu de vie

De fait, la vie en ligne n’est pas à proprement parler virtuelle. Elle est bien actuelle, réelle, à défaut d’être physique. D’où l’importance d’être vrai dans ce que l’on dit de soi et de rechercher des interactions alignées avec cette sincérité. «C’est très satisfaisant pour moi que les gens me disent que je suis IRL [“in real life”, dans la vraie vie, ndlr] comme je suis en ligne. Cela montre que je suis transparente en ligne sur qui je suis et cela participe à une forme de validation», explique Manon.

Il ne s’agit ainsi pas de s’exposer, mais d’habiter un espace. «Pour moi, les réseaux sont des lieux. Je partage parce que ça m’est naturel de le faire dans mon lieu de vie, avec des voisins, des collègues, des connaissances. Je reporte un comportement qui me serait naturel IRL», explique Cristelle.

Partager sa vie sur les réseaux sociaux peut avoir une valeur de «technique de soi», pour reprendre l’expression de Michel Foucault.

Pour certaines personnes isolées, du fait de leur état de santé, de ruptures familiales ou de discriminations subies, ces espaces sont un moyen de rétablir des formes de sociabilité. «Je pense que le manque de lien social IRL m’amène à partager beaucoup. Je parle un peu de tout, parfois c’est très sérieux, parfois non, et souvent c’est aussi pour avoir des réponses à des questions que, dans une autre dimension, j’aurais sûrement posées à des gens de ma famille, sur des petites choses du quotidien», explique Alex.

Il ajoute: «Je me rends bien compte que les personnes proches de leur famille ou même de leurs amis IRL vont plutôt leur demander comment sauver cette plante, faire telle démarche, un nom de dentiste ou autre, au lieu de poser la question sur un réseau. Je pense sincèrement que les gens les moins présents en ligne socialisent plus “IRL”, et réciproquement.»

Se dire pour se construire: reconstruction, légitimation, estime

Partager sa vie sur les réseaux sociaux peut avoir une valeur de «technique de soi», pour reprendre l’expression de Michel Foucault, à l’instar par exemple d’une lettre à un ami. Sans dire que le micro-blogging a une vertu thérapeutique, il permet néanmoins de poser des mots sur des vécus difficiles ou complexes.

Sébastien, à qui les médecins avaient diagnostiqué une tumeur au cerveau, explique: «Je voulais partager ce que je vivais, extérioriser les choses.» Gwendoline confirme cet aspect: «Je parle de ma transition ouvertement (et de ses impacts sur ma vie familiale), de mon amour pour mon chéri et de ma vie pro. C’est souvent une forme d’exutoire.»

Et lorsque l’on partage des choses positives, c’est aussi une revanche sur un passé douloureux: «Quand je vis un truc chouette, c’est ma victoire sur le passé, alors je le dis peut-être plus fort que d’autres», signale Armelle, qui partage beaucoup sur l’inceste dont elle a été victime et sur la dépression qu’elle a vécue.

Il existe un plaisir assumé à recevoir des likes et des retours positifs qui témoignent d’une reconnaissance tant intellectuelle qu’émotionnelle.

Il s’agit aussi souvent d’une forme de réappropriation de soi, comme l’explique Gwendoline: «Je poste aussi des photos de moi. Je pense que cela correspond à un besoin d’appropriation ou de réappropriation de mon corps, que j’ai détesté pendant si longtemps.» Elle ajoute que cela lui permet de se sentir «plus légitime». En effet, il existe souvent dans le partage un besoin de validation sociale et de sentir que les autres nous comprennent.

«Je crois que je recherche davantage de la part des autres de la compréhension plutôt que de la compassion. Je suis beaucoup plus touchée quand on saisit la complexité de ce que je vis, plutôt que lorsqu’on en présume la gravité avec une compassion exagérée», explique Cristelle.

De fait, beaucoup expliquent que ce n’est pas du soutien direct qui est recherché: «Ça me perturbe toujours quand on vient me demander en message privé si je vais bien. Je n’ai pas besoin qu’on me console, je ne partage pas ma vie parce que je souhaite être aidée. L’emoji câlin est ma Némésis», expose ainsi Manon.

En revanche, il existe un plaisir assumé à recevoir des likes et des retours positifs qui témoignent d’une reconnaissance tant intellectuelle qu’émotionnelle. «Quand je partage sur des idées reçues sur l’inceste qui me mettent en colère, c’est gratifiant d’avoir des réactions positives de personnes concernées ou de pros. Et quand je fais des blagues et qu’elles marchent, je suis contente», souligne Armelle.

Informer, démystifier, militer

Mais on ne partage pas des contenus intimes uniquement pour soi. Parler de soi sur les réseaux sociaux, c’est aussi faire savoir, créer du commun et rompre l’isolement des autres. La sincérité devient alors une forme d’action sociale efficace. «À des moments où ce n’était pas facile pour moi, où je me cherchais, où je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, lire le vécu des autres a été d’un grand secours. Je sais que ça marche, je veux aider aussi», raconte Lucie. Clémence confirme cette volonté: «Je veux désacraliser certains sujets, dans l’espoir que mes casseroles de vie puissent servir à d’autres.»

De son côté, Sébastien raconte: «Quand le diagnostic m’est tombé dessus, je ne connaissais personne qui avait la même pathologie. Pourtant, il y a évidemment d’autres malades avec la même chose, le même parcours, et c’est important pour moi de les aider, d’autant que je suis la preuve vivante que les traitements fonctionnent et qu’il faut garder espoir.»

Les personnes trans qui parlent ouvertement de leur vécu se positionnent également dans une forme de militantisme.

Pour beaucoup, cela revêt de surcroit une dimension politique et militante. «Je poste parfois sur ma santé mentale. Un jour, je parlerai aussi publiquement de mon statut sérologique –je vis avec le VIH, mais je ne suis pas encore prêt. Je veux dire à ceux qui ont honte parce qu’ils connaissent les mêmes problématiques que moi de ne pas se cacher. C’est un moyen de combattre la haine, car elle est partout», expose Didier, qui ajoute: «J’évoque aussi mes problèmes de fertilité: c’est faire un pied de nez aux injonctions de la société d’être un mâle reproducteur, alors qu’il y a d’autres moyens d’être parent et de transmettre.»

Dans un contexte social de forte transphobie et de désinformation massive sur la transidentité, les personnes trans qui parlent ouvertement de leur vécu se positionnent également dans une forme de militantisme: «Je partage des choses parfois très intimes pour que les autres (principalement les personnes cisgenres) voient ce que l’on vit, mais aussi pour montrer aux gens concernés qu’il est possible de transitionner tardivement», signale Gwendoline.

Les risques du jeu social: surexposition, malentendus, harcèlement

Reste que le jeu social peut présenter des risques inattendus, au-delà des cyberviolences et d’éventuelles conséquences hors des espaces numériques. Quelques internautes témoignent d’un malaise face à une glamourisation du malheur. «Lorsque j’ai annoncé que j’avais un cancer, mon nombre d’abonnés a grimpé en flèche. C’était très perturbant, comme si ma maladie me rendait plus intéressante», rapporte Valérie. Il y a aussi le risque d’une forme de rupture de cadre, d’un débordement d’un public qui devient plus familier que prévu.

«Parfois, des gens que je connais à peine me parlent de détails de ma vie privée. C’est très étrange à vivre», raconte Manon. De son côté, Camille évoque des situations de «trauma dumping»: «Être en live, filmé, et recevoir dans le tchat un témoignage d’une personne en pleine crise suicidaire est quelque chose de très complexe; il est difficile de savoir exactement comment réagir.»

Mais de ces risques, les personnes interrogées sont pleinement conscientes, ajustant régulièrement leur pratique en fonction, sans pour autant perdre de cette sincérité qui relève pour la plupart d’une vraie philosophie.

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Cet article est mon dernier pour Slate.fr, du moins pour l’instant. Je m’apprête à m’investir dans de nouveaux projets qui ne me laisseront plus le temps de poursuivre cette aventure. Et je ne vous cache pas que je pars avec un pincement au cœur.

Pendant plus de cinq ans, j’ai écrit pour Slate.fr. Cinq années d’articles –plus de 400!– autour de la santé, des sexualités et de nos manières de vivre ensemble. Cinq années qui m’ont permis de grandir, d’apprendre, de me forger une voix. Cinq années qui m’ont profondément marqué·e, à la fois professionnellement et personnellement.

Je suis reconnaissant·e envers Christophe et Hélène pour leur confiance, pour la liberté qu’ils m’ont offerte, pour leur regard attentif et exigeant. Grâce à eux, j’ai pu aborder des sujets très variés, parfois intimes, souvent complexes –et parfois complètement de niche!– avec honnêteté et nuance.

Je pense aussi aux secrétaires de rédaction –Diane, Émile, Louis ou Thomas– dont le travail est souvent invisible, mais sans qui les textes ne seraient jamais ce qu’ils sont. Leur vigilance, leur précision, leur exigence ont été précieuses.

Et puis, il y a vous. Les experts et expertes qui ont apporté leur éclairage. Les lecteurs et lectrices, les personnes qui ont témoigné, qui m’ont confié un morceau de leur histoire. Vous m’avez souvent bouleversé·e.
Alors merci. Merci pour tout. Et à bientôt.