Et si le climat nauséabond de l’époque actuelle pouvait se résumer en une publicité ? American Eagle et son égérie, l’actrice Sydney Sweeney, sont dans l’œil du cyclone depuis la dernière campagne de la marque de vêtements. Voici son slogan : « Sydney Sweeney has great jeans » (« Sydney Sweeney a de bons jeans »), soit un jeu de mots basé sur la ressemblance phonétique entre « Jean » et « Gene » en anglais. Comprendre : Sydney Sweeney a de bons gènes, les gènes d’une personne blanche. L’actrice l’a d’ailleurs dit dans un autre spot depuis disparu : « Les gènes sont transmis des parents aux enfants, déterminant souvent des traits tels que la couleur des cheveux, la personnalité et même la couleur des yeux… Mes jeans sont bleus ».
« Ce genre d’excès était encore inimaginable il y a quelques années, pointe Maria Giuseppina Bruna, directrice de recherche de l’IPAG Business School et directrice de la Chaire Entreprise Inclusive. Mais aujourd’hui, certaines firmes états-uniennes sont portées par la vague trumpiste ». Et n’ont plus de… gêne à aller sur ce genre de terrain.
Une autre pub récente, cette fois pour la marque de donuts Dunkin’, fait encore la part belle à la génétique. L’acteur Gavin Casalegno, de la série L’été où je suis devenu jolie, vante son teint naturel. « Ce bronzage ? C’est génétique », lance le Texan d’origine italienne.
Pression politique et boycott économique
Le phénomène, loin de toucher seulement le marketing, porte le nom de « backlash », qu’on pourrait traduire par « retour du bâton » ou « contrecoup ». Après une avancée des idées progressistes et une place accrue des minorités dans le débat public pendant plusieurs décennies, la parole conservatrice, sexiste et masculiniste revient plus fort encore qu’elle ne l’était au départ, bien décidé à reprendre tout le terrain.
Une vague conservatrice portée notamment par l’administration de Donald Trump, qui coupe le financement public des entreprises ayant des politiques Diversité, équité et inclusion. Mais aussi par ses partisans MAGA (« Make America Great Again »), toujours prêt à boycotter les marques jugées trop « woke ». En 2023, la bière Bud Light entamait un partenariat avec une influenceuse transgenre. Résultat : – 26 % de ventes aux Etats-Unis, marché où la marque était le leader historique. Deux semaines de crash économique ont suffi à l’entreprise pour faire marche arrière, mettre à pied la directrice marketing et faire désormais des publicités autour du football américain ou de la country.
Rétropédalage similaire pour Jack Daniel’s suite à des menaces de boycott en 2024. Le célèbre whisky a renoncé à ses initiatives en matière de diversité, d’équité et d’inclusion, et a carrément supprimé la page consacrée sur son site internet. La porte-parole de la marque, Elizabeth Conway, justifiait le tout en un constat laconique : « Le monde a évolué ».
Entre la morale et les ventes, les marques ont choisi
Pour Léa Riposa, consultante en marketing et communication, le rôle d’une marque est effectivement « d’anticiper les tendances et de sentir l’air du temps. L’inclusion était une manière comme une autre de se distinguer sur un champ concurrentiel, mais c’est devenu un pari risqué, surtout dans l’Amérique de Donald Trump ». L’experte le rappelle, « la publicité n’a pas de base morale, elle est là pour vendre ». Changer son fusil d’épaule pour échapper à une baisse du chiffre d’affaires ne serait donc qu’un froid calcul pragmatique. Et flatter un instinct raciste de la population, comme le fait American Eagle ? « Le jeu de mots est plus que douteux, mais on ne peut nier que la campagne marketing est réussie : la visibilité de la marque a explosé et ses ventes sont en augmentation », reconnaît Léa Riposa.
Reste tout de même, au-delà des buzz, un vrai impact sur la société. Flora Bolter, codirectrice de l’observatoire LGBT+ de la Fondation Jean-Jaurès, ne peut que constater l’ampleur des dégâts : « De nombreux investisseurs privés se sont retirés des prides. Et au-delà des investissements, dans le mois des fiertés, on voit beaucoup moins d’entreprises qui »jouaient le jeu » en mettant leur emblème aux couleurs de l’arc-en-ciel. » Résultat : une visibilité toujours moindre pour les minorités. La spécialiste n’est pas dupe : « Evidemment que ces entreprises n’étaient pas sincères dans leur marketing inclusif. Mais ce qui compte, ce sont les actions, pas les intentions ».
Vers une généralisation des pubs ultraconservatrices ?
Le vent est donc en train de tourner. Va-t-on alors avoir droit à de plus en plus de marketing façon American Eagle ? Pour Flora Bolter, « cette publicité n’est un ballon d’essai et l’époque va hélas voir fleurir des discours beaucoup plus débridés sur le racisme et le sexisme dans certaines boîtes. » Un fatalisme que ne partage pas Maria Giuseppina Bruna : « La plupart des grandes marques américaines ne prendront pas un tel virage réactionnaire pour ne pas courir le risque de se couper de pans entiers de clientèle. Minorités ethniques, culturelles, religieuses, femmes, sympathisants progressistes… »
Sans compter une identité de marque à respecter : « Une entreprise ne va pas changer son marketing en fonction de choix électoraux », rassure la directrice de recherche. Des allers-retours incessants entre une politique pro-inclusivité et l’ultraconservatisme finiraient par perdre le consommateur. Pour l’experte, la majorité des entreprises vont donc conserver un message neutre et inclusif, sans « surjouer » hypocritement les étendards de la cause comme autrefois.
Même prédiction pour Léa Riposa, particulièrement en France : « Les marques sont plus timorées ici. Aux Etats-Unis, il y a une grande tradition de marques fortes, qui vont jusqu’au bout de leurs pensées, c’est un pays avec une très forte consommation où il faut choquer pour s’imposer. En France, une telle publicité ferait scandale ». Et ce n’est pas plus mal.