Traduction de l’article de Marius Rabe dans Klasse Gegen Klasse le 18 mars dernier.

C’est une décision historique qui surpasse déjà le fonds spécial de la Bundeswehr mis en place par la coalition en feu tricolore en 2022 : la CDU, le SPD et les Verts ont profité de la majorité des deux tiers que leur offre l’ancien Bundestag, pourtant considéré partout comme illégitime depuis l’éclatement de la coalition en novembre dernier, pour voter en faveur d’une modification de la Constitution. Par un coup de force antidémocratique, ils accordent ainsi à la future administration, qui sera dirigée par Friedrich Merz, une marge de manœuvre pratiquement illimitée pour le réarmement.

Ce vote fait suite à un accord de principe inédit trouvé vendredi dernier entre la CDU et les Verts pour réformer le « frein à l’endettement » [Ndt. Le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), inscrit dans la constitution, interdit un déficit supérieur à 0,35% du PIB]. Comme en 1914 et lors de la marche vers la Première guerre mondiale, la social-démocratie vote les crédits de guerre et accorde un véritable chèque en blanc au militarisme allemand. Le magazine libéral Der Spiegel se défend en revanche de toute comparaison avec 1914 : « Le réarmement prévu aujourd’hui par l’Union et le SPD est une leçon tirée de l’agression militaire russe contre l’Ukraine. Il ne vise pas à faire la guerre, mais à dissuader. Son objectif est d’empêcher la guerre ».

La situation mondiale est certes différente : nous ne nous trouvons pas à la veille d’un conflit mondial. Cependant, on ne parle pas ici de fonds destinés à la construction d’une « force de paix » mais bien d’un tremplin pour une course à l’armement en vue des guerres à venir. Trump se détourne de l’Europe et les dirigeants à Berlin, Paris et Bruxelles se voient poussés à lancer une gigantesque machine de réarmement. Der Spiegel et le reste de la presse bourgeoise mettent en garde sur tous leurs canaux : qui ne se réarme pas invite Poutine à s’emparer de toute l’Europe de l’Est. Il en irait apparemment de notre liberté et de notre démocratie. L’opinion publique générale reflète cette rhétorique : dans un sondage de la chaîne de télévision ZDF, 76% des personnes interrogées se déclarent en faveur d’une augmentation des moyens de la Bundeswehr, même si cela implique une augmentation de la dette.

Le leader de la CDU et futur chancelier Friedrich Merz a encore intensifié l’escalade militariste avant le vote. En évoquant la Russie, il a déclaré : « C’est aussi une guerre contre notre pays qui se déroule chaque jour, avec des attaques contre nos réseaux de données, la destruction de lignes d’approvisionnement, des incendies criminels et des assassinats commandités en plein cœur de notre pays ». Le fait que le réarmement vise à permettre à l’impérialisme allemand de défendre ses intérêts militaires de manière offensive reste cependant largement en dehors des débats.

Jusqu’à présent, la coalition noire-rouge n’a pas précisé comment elle comptait dépenser l’argent. Cependant, Markus Söder (CSU) a déjà élaboré une liste de souhaits qui laisse entrevoir la direction que pourrait prendre cette politique : son « plan de maître » exige une armée de 500 000 soldats et 100 000 drones. Face à un monde en plein bouleversement, l’Allemagne souhaite redevenir une grande puissance, capable de se battre activement pour ses zones d’influence en Europe de l’Est et de peser de tout son poids militaire dans les « pourparlers » avec Trump et Poutine, mais aussi avec des États membres de l’UE plus ou moins alliés.

L’acte fondateur de la coalition CDU-SPD est un coup de force autoritaire

Cette réforme de la constitution et l’annonce d’un endettement massif pour permettre le réarmement constituent, d’un point de vue financier, un revirement de la politique allemande. La coalition en feu tricolore a éclaté sur des conflits budgétaires. Tout au long de sa campagne électorale en tant que candidat de la CDU à la chancellerie, Friedrich Merz avait insisté sur le strict respect du frein à l’endettement. Mais avant même la constitution du nouveau gouvernement, Merz a opéré un virage à 180 degrés, du moins par rapport à ses déclarations précédentes.

Il est évident qu’il n’a jamais eu l’intention de respecter le frein à l’endettement. Son insistance sur cette règle avait surtout pour but de faire exploser la coalition en feu tricolore. En effet, le fait que Trump allait bouleverser l’ordre international était prévisible bien avant l’humiliation du président ukrainien Zelensky. En mauvais menteur, Merz a ensuite feint la surprise : « face aux menaces pesant sur notre liberté et la paix sur notre continent, notre défense doit désormais suivre le principe : quoi qu’il en coûte. »

Avec ces nouveaux crédits de guerre, le prochain gouvernement s’est donc octroyé une marge de manœuvre financière que son prédécesseur n’a jamais eue. Toutefois, cela ne pourra lui procurer qu’une stabilité illusoire. Les bouleversements en politique étrangère sont trop profonds pour que l’impérialisme allemand puisse rester un îlot de stabilité au cœur de la tempête, comme au début des années 2010. Sur le plan intérieur, la coalition noire-rouge (SPD-CDU) est la plus faible de l’histoire des GroKo [Ndt. Une GroKo ou « Grande coalition » désigne une coalition entre la CDU et le SPD. Historiquement, ce type de coalition a toujours représenté une vaste majorité dépassant les deux-tiers des sièges. Les élections de 2025 donnent à la coalition une courte majorité, avec seulement 328 sièges sur 630.]. Son stratagème consistant à convoquer une dernière fois l’ancien Bundestag pour obtenir une majorité des deux tiers avec les Verts lui a certes offert une base financière provisoire, mais il révèle surtout les méthodes auxquelles elle doit déjà recourir pour imposer ses objectifs. En contournant la nouvelle majorité, elle s’appuie sur un coup de force antidémocratique qui, après le coup d’éclat du FDP (parti libéral) contre la coalition tricolore, témoigne une nouvelle fois de la réalité du parlementarisme allemand.

Ce n’est pas le « coup d’État » qu’Alice Weidel, leader du parti d’extrême-droite AfD, a dénoncé dans son discours. Ce n’est pas non plus un décret présidentiel issu d’un excès de pouvoir, comme on pourrait l’observer en France ou aux États-Unis. C’est plutôt la manœuvre d’un vieux régime partisan de la République fédérale, qui, après des années de déclin, a déployé un effort colossal pour continuer à gouverner. Cela constitue assurément un élément bonapartiste : une configuration politique qui n’a plus de légitimité s’accroche au pouvoir par des manœuvres parlementaires, avec la bénédiction de la Cour constitutionnelle fédérale. Un pouvoir qui ne peut plus se reposer uniquement sur un processus institutionnel de négociation, mais qui donne carte blanche à deux forces : la finance et l’industrie de l’armement. Friedrich Merz, l’ancien lobbyiste de BlackRock, les invite, aux côtés d’une social-démocratie pitoyable et de Verts corruptibles, à s’enrichir sans limites.

Ces secteurs sont censés inverser la trajectoire désastreuse de l’économie allemande. Le conglomérat industriel allemand spécialisé dans l’armement et l’équipement automobile Rheinmetall, qui enregistre déjà des bénéfices records portés par l’explosion des commandes militaires, annonce vouloir reprendre l’usine Volkswagen d’Osnabrück, menacée de fermeture, pour y produire des chars. Une fois lancée, l’économie de guerre financée par l’emprunt public ne se contentera pas de quelques nouvelles usines. Les armes sont faites pour être utilisées et ces chars sont destinés à être consommés sur le champ de bataille.

L’enterrement du plafond de la dette

Le « frein à l’endettement » ne sera pas formellement aboli par la réforme constitutionnelle. Il reste une arme des classes dominantes pour mener des coupures budgétaires dans les dépenses sociales. En tant qu’instrument politique de limitation du budget de l’État, il est cependant de facto enterré. En temps de paix, lorsque l’impérialisme allemand pouvait évoluer sous l’aile des États-Unis, le frein à l’endettement était un moyen adapté pour maintenir les taux d’intérêt bas et dominer la politique financière des États de la zone euro. Les dimensions financières d’un tel endettement restent difficiles à prévoir. L’économiste Veronika Grimm a déclaré au quotidien spécialisé dans l’analyse économique Handelsblatt : « Les hausses des taux d’intérêt que nous avons déjà observées après l’annonce du paquet vont mettre les États fortement endettés de la zone euro dans une situation délicate. ».

Les dépenses militaires, en revanche, sont comptabilisées à hauteur de 1% du PIB dans le cadre du frein à l’endettement. Selon la performance économique de 2024, cela représente 43 milliards d’euros. Si l’on ajoute le plan d’infrastructures, les emprunts pourraient atteindre plusieurs centaines de milliards d’euros. Handelsblatt fait le calcul : « En partant d’une croissance nominale du PIB de 2,5 % et de dépenses de défense représentant 3 % du PIB, les dépenses militaires sur une période de dix ans pourraient atteindre 950 milliards d’euros, soit entre 85 et 110 milliards d’euros par an ».

Au total, cela pourrait signifier 1 800 milliards d’euros de dettes sur dix ans, ce qui, selon le Handelsblatt, entraînerait des intérêts allant de 250 à 400 milliards d’euros (selon un taux d’intérêt compris entre 2,5 et 4 %). Les travailleurs devront supporter les coûts de cette dette sous le gouvernement Merz. Parmi les attaques les plus importantes qui semblent se profiler après les discussions actuelles de la coalition noire-rouge, on retrouve la substitution de la durée maximale de travail quotidienne par une durée hebdomadaire et la suppression de l’allocation minimale pour les demandeurs d’emploi (Bürgergeld), ce qui forcerait les chômeurs à accepter des emplois précaires.

En plus du paquet de réarmement, le Bundestag a également créé un fonds spécial de plus de 500 milliards d’euros pour la modernisation des infrastructures. Ce fonds est défini uniquement dans quelques grandes lignes : à l’initiative des Verts, 100 milliards d’euros doivent être utilisés comme « investissements supplémentaires pour atteindre la neutralité climatique d’ici 2045 ». Il ne faut pas croire qu’il s’agit réellement de mesures de protection du climat. Il s’agit avant tout de subventions pour les entreprises afin de renouveler l’industrie. Par ailleurs, ce paquet d’infrastructures doit également être envisagé en combinaison avec les dépenses militaires : au cœur de l’Europe, l’Allemagne pourrait jouer un rôle militaire clé en tant que plaque tournante logistique et zone de déploiement de troupes. Les chars ont besoin de ponts et de rails pour être rapidement déplacés vers un éventuel front est.

Que disent les autres forces politiques ?

Les critiques de la réforme constitutionnelle sont venues de la droite et de la gauche, bien que pour des motifs différents. L’AfD a critiqué, en plus de la convocation effectivement antidémocratique de l’ancien Bundestag, la suppression du frein à l’endettement, comme l’a exprimé Tino Chrupalla dans son discours : « On veut faire exploser la dette publique sans aucune planification. » Cependant, l’AfD n’est pas opposée au réarmement en soi. Elle souhaite simplement que ce soient encore davantage les pauvres qui en paient le prix. Selon sa vision, l’État devrait radicalement réduire les dépenses sociales.

Du côté du parti de Sahra Wagenknecht (BSW), un incident a éclaté. Les députés de BSW ont protesté au Bundestag en brandissant des pancartes : « En 1914 comme en 2025 : non aux crédits de guerre ! » Une action correcte, qui a été réprimandée par la vice-présidente du Bundestag, Petra Pau, de Die Linke, qui leur a adressé un rappel à l’ordre. Autrefois, Die Linke avait été expulsée du Bundestag pour avoir mené des actions similaires contre la guerre en Afghanistan – et voici qu’aujourd’hui, c’est l’inverse.

Les oppositions au vote n’ont jusqu’à présent été soutenues que par certains membres de Die Linke ou de sa jeunesse. La direction du parti comptait sur une intervention du Tribunal constitutionnel fédéral pour empêcher le vote antidémocratique, mais cela a échoué. Une interview du dirigeant du parti, Jan van Aken, montre également que la direction de Die Linke ne souhaite pas mener une opposition sérieuse contre le militarisme. Interrogé par la ZDF, il a déclaré : « Il y a 52 milliards chaque année dans le budget [pour la Bundeswehr]. Cela suffit ». Une opposition conséquente et claire à cette politique de réarmement doit au contraire mettre en avant le slogan : « Pas un centime, pas un homme pour le militarisme allemand. »

De manière similaire à van Aken, Frank Werneke, le président du syndicat Ver.di a qualifié la discussion sur l’augmentation des dépenses militaires de « compréhensible » compte tenu de la situation mondiale et a ajouté : « La proposition de l’Union et du SPD de plafonner la comptabilisation des dépenses de défense dans le budget régulier et de financer les dépenses supplémentaires par des crédits, sans utiliser les recettes fiscales, va dans la bonne direction. » Plutôt que d’élargir les grèves actuelles dans le secteur public en un combat contre la guerre et les coupures budgétaires, celles-ci pourraient désormais être interrompues par une procédure de médiation.

La position de la direction d’IG Metall, syndicat dominant dans l’industrie, est également problématique, car elle considère la guerre économique comme une opportunité pour préserver les emplois. Stefan Körzell, membre du comité directeur de la Confédération allemande des syndicats (DGB) et de l’IG Metall, a déclaré en février que « l’argent public, qui doit être dépensé pour des fins de défense dans le sens décrit ci-dessus, sécurise et protège également les emplois des collègues que nous représentons dans l’industrie de la défense et de la sécurité ». Comme en 1914, les dirigeants syndicaux donnent ainsi libre cours au militarisme allemand.

Face à la militarisation, il est essentiel, depuis les syndicats et les forces de gauche opposée au militarisme, de bâtir un plan de bataille contre Merz et son projet guerrier. Mardi, plus de 30 organisations se sont déjà mobilisées lors d’un rassemblement devant le Bundestag, auquel Die Linke n’a participé que de manière minimale. Il est désormais essentiel d’organiser davantage de réunions dans les entreprises et les universités pour discuter du militarisme et préparer la résistance. Les grèves doivent être étendues et se diriger contre le réarmement dans son ensemble.