Ma rencontre officielle avec la synesthésie s’est faite au détour d’une conversation banale. Alors qu’un ami me demandait la définition du mot « suranné » – qui m’échappait totalement –, j’ai voulu l’aiguiller en lui donnant « sa couleur » (bleu poudré, si jamais ça vous taraude). L’incompréhension qui a suivi m’a fait comprendre que tout le monde n’associait pas automatiquement des mots, des lettres ou des chiffres à des couleurs. Ce lien, pourtant si organique à mes yeux, n’était pas universel.
Ce vaste monde, c’est la synesthésie, laquelle peut croiser les sens. Et toucher notamment l’audition. La journaliste indépendante et écrivaine Christelle Murhula, par exemple, associe chaque chanson à une teinte. « Viva la vida de Coldplay, c’est une chanson jaune. Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion ? Bleu ciel, très très ciel, presque blanc ! Et Ramenez la coupe à la maison de VG Dream, pour moi c’est une chanson orange. Je ne vois que du orange », énumère-t-elle.
Ces nombres premiers jumeaux qui « sentent l’essence »
« La synesthésie couleur-phonémique se produit lorsque des mots entendus – ou phonèmes – déclenchent des couleurs », explique Veronica Gross, qui a travaillé au Synesthesia Project de l’université de Boston. Il existe toutefois une kyrielle d’autres synesthésies. Par exemple, « la synesthésie lexicale-gustative se produit, comme son nom l’indique, lorsqu’un mot produit un goût ». Les mots ou les chiffres peuvent aussi déclencher des odeurs chez certains synesthètes. C’est ce que décrit le personnage de Sheldon dans Big Bang Theory lorsqu’il affirme que les nombres premiers jumeaux « sont roses et sentent l’essence ».
Aussi spécial que soit Sheldon Cooper, « les synesthètes ne sont pas malades », insiste le docteur Bruno Laeng, professeur de neuropsychologie cognitive au département de psychologie de l’université d’Oslo. Mais que se passe-t-il dans le cerveau d’un synesthète son-couleur lorsqu’il entend une chanson ? Certaines études « observent un câblage cérébral inhabituel », rapporte Jamie Ward, professeur de psychologie cognitive et neurosciences à l’Université du Sussex au Royaume-Uni, spécialiste de la synesthésie. En résumé, lorsque la région cérébrale du son s’active, la région cérébrale des couleurs s’active aussi. Des recherches par IRM fonctionnelle montrent que cette « hyperconnectivité » entre aires sensorielles est plus marquée chez les synesthètes. Mais son origine fait encore débat.
L’associateur et le projecteur
Pour certains synesthètes, l’expérience dépasse largement l’attribution d’une couleur à Don’t stop me now de Queen – rouge plutôt clair, d’après Christelle Murhula. Vincent Mignerot, essayiste et spécialiste de la synesthésie, décrit une expérience particulièrement intense avec des « représentations en trois dimensions » qui se projettent autour de son corps. Pour les moins jeunes d’entre nous, elle peut rappeler les visualisations du lecteur Windows Media. Mais « ces animations sont extrêmement pauvres par rapport à ce que me montre ma synesthésie, assure-t-il. Les couleurs sont bien plus riches et nuancées, souvent entremêlées, parfois avec des pastels et des dégradés de plusieurs couleurs, avec une texture, une épaisseur, une granularité ». Une expérience bien différente de celle que vit Christelle Murhula, donc.
Whenever I make music, I like to test it in Windows Media Player just to admire the visualizations. This one is called « The Cosmic Land of Uophiuo » pic.twitter.com/ihHGtxNBMV
— ⫷⌯GHΘST⌯⫸ (@DaGreenGh0st) June 7, 2025
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Et c’est logique, car « il existe deux types de synesthètes. L’associateur, qui a une perception surajoutée, une sensation de couleur. Il va dire par exemple « Je sens que le A [ou Don’t stop me now dans le cas de Christelle] est rouge », explique Fabien Hauw, neurologue à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Le projecteur, lui, voit le sens s’ajouter directement au monde réel ».
Les lettres magnétiques de notre enfance
Les scientifiques ne savent pas exactement pourquoi environ 4 % de la population fait naturellement ces associations, même s’ils ont des théories. « Après la naissance, nous avons un maximum de connexions cérébrales. Puis en maturant, un certain nombre est élagué afin de ne garder que celles qui sont utiles. L’une des hypothèses est que les synesthètes garderaient des connexions qui n’ont pas grand-chose à voir entre elles. L’un des éléments en faveur de cette théorie est que beaucoup d’enfants ont une synesthésie qui disparaît lorsqu’ils grandissent », explique Fabien Hauw. Il pourrait aussi s’agir d’un « défaut d’inhibition ». En temps normal, le cerveau inhibe certains circuits afin d’éviter une surcharge sensorielle. Et chez les synesthètes, cette inhibition serait défectueuse et des régions sensorielles « parasites » s’activeraient.
Quant à son apparition, « il pourrait y avoir un lien génétique. Mais il n’existe pas de modèle héréditaire clair, comme la couleur des cheveux ou la maladie de Huntington », souligne Veronica Gross. Les associations des synesthètes sont uniques et personnelles. Ainsi, Vincent Mignerot associe le A au jaune alors que je l’associe au rouge. Mais l’environnement dans lequel le synesthète grandit pourrait grandement influencer les associations qu’il fait. En 2006, des chercheurs ont rapporté le cas d’une synesthète nommée « AED » dont les associations lettres‑couleurs étaient identiques à celles des lettres magnétiques aimantées qu’elle avait utilisées dans son enfance.
Cette influence environnementale suggère que les expériences précoces, comme les jouets ou les contextes culturels, peuvent façonner les perceptions synesthétiques. Quelques correspondances ont toutefois été observées. « Les sons graves sont souvent plus sombres avec des couleurs chaudes et des formes plus rondes, et les sons aigus des formes pointues, petites aux couleurs claires », explique Vincent Mignerot, fasciné par l’idée que nos « vécus intérieurs » soient si différents. Il se pourrait toutefois que, malgré notre unicité, nous soyons presque tous un peu concernés par la synesthésie. « Quelque part, automatiquement associer une voix intérieure aux mots que l’on lit est déjà presque une synesthésie, souligne Fabien Hauw. Simplement, comme c’est le plus courant, on estime que c’est normal et on n’y prête pas attention. »