Si la réussite sur deux générations des Odorico de Rennes continue de nourrir l’intérêt des professionnels du patrimoine, des habitants et des touristes, celle de leurs homonymes (et cousins ?) Danois la dépasse : à Copenhague, l’incroyable saga Odorico n’est d’ailleurs pas terminée, puisque deux entreprises de mosaïque sous ce nom y sont toujours actives. De la place royale jusqu’aux principaux monuments de la capitale danoise, la contribution des Odorico danois est partout.

Il y a quelques années, Philippe Bohuon, animateur du patrimoine adjoint à Rennes, s’est rendu à Sequals (Frioul, Italie) pour des recherches dans le village d’origine des Odorico. Il a été reçu par le maire, Monsieur Enrico… Odorico. Quand il lui a demandé où se trouvait la maison des Odorico mosaïstes, il a alors entendu cette réponse : « Laquelle ? Il y a plusieurs villas Odorico. La plus importante n’est pas celle de la branche française. Ici, les plus célèbres sont les Odorico du Danemark ! ». A y regarder de plus près, la réussite des Odorico Danois est effectivement exceptionnelle. Elle offre également un parallélisme étonnant avec celle de leurs homologues rennais, jusqu’à la présence d’une piscine Art Déco dans leur production.

Amalienborg, place royale de Copenhague

Si l’histoire rennaise commence avec l’arrivée à Rennes en 1882 des frères Isidore et Vincent Odorico, celle de Copenhague commence avec un parfait homonyme du même village: C’est à Vincenzo Odorico (1859-1950) que l’on doit la fondation d’une branche danoise. Parti de son village à l’âge de 9 ans en 1868, il a l’aura d’un personnage légendaire pour ses nombreux descendants danois. Sur le site internet de l’un d’eux, on lit même qu’il a travaillé à des mosaïques pour le Kremlin ou à Saint-Pétersbourg à la demande du tsar. D’autres sources le font voyager de façon certaine à Budapest, Vienne, Saint-Pétersbourg et Berlin. Ce qui est clair, c’est qu’il est le premier mosaïste frioulan à s’installer au Danemark, en 1873. Il travaille alors aux mosaïques de l’église russe orthodoxe de Bredgade à Copenhague. Carte postale ancienne, église russe orthodoxe de Bredgade à Copenhague (1883)

Les frioulans sont alors les maîtres incontestés de la mosaïque et du fameux « terrazzo », ce revêtement brillant et moins onéreux que la mosaïque, constitué de fragments de pierre et de marbre coloré agglomérés à du ciment. Il n’est pas exagéré de dire que depuis leurs villages natals de Sequals ou de Spilimbergo (où se trouve l’école de mosaïque toujours active où ils se sont presque tous formés), les mosaïstes frioulans vont conquérir le monde : les Facchina, Mander, Patrizio, Carnera, Pellarin ou Odorico ont transporté leur savoir-faire partout, de Paris à Buenos Aires. Il faut dire que l’époque est ainsi faite : Les italiens sont alors « les hommes à tout faire de l’industrialisation triomphante », selon le mot de l’historien Pierre Milza. Alors que l’Italie se vide de ses habitants, beaucoup maîtrisent le ciment et la mosaïque. Le monde leur en demande… L’exode est massif, mais pas éternel, pour les premiers exilés. Dès que vient l’été, ils regagnent Sequals, et en profitent pour recruter des assistants ou…se marier.Vincenzo Odorico avec une équipe de mosaïstes frioulans, Copenhague, 1896. Extrait d’un article de « Friuli nel Mundo », 1978.

A Copenhague comme à Rennes, les affaires vont bien : dans les deux cas, la qualité des mosaïques, l’entregent des dirigeants et la solidarité des artisans font des merveilles. Les commandes affluent. Le néo-danois Vincenzo a même la bonne idée de devenir un proche de Carl Jacobsen, patron de la brasserie Carlsberg et grand mécène de l’art danois (jusqu’à la Petite Sirène, qu’il finance). Bien lui en prend, il réalisera le décor des palais de la famille, jusqu’au sol du musée de la Glyptothèque. En 1885, il a même l’honneur de couvrir de pavés colorés la place royale, l’Amalienborg. Elles sont toujours en place, devant les palais royaux. Parmi ses ouvriers se démarque Andrea Carnera, qui deviendra peu après son propre patron. Il est, lui aussi, de Sequals. Un été, il rencontrera une certaine Ida Odorico, la fille du rennais Vincent Odorico (1848-909), et l’épousera.

Comme à Rennes, la seconde génération Odorico danoise, celle des fils Pietro, Tullio et Umberto creuse le sillon et l’élargit. Outre les innombrables commandes dans les édifices les plus prestigieux (Hôtel de Ville, Palace Hotel, Bibliothèque Royale), il est difficile de quantifier les commandes privées. Les frères Odorico sont les fiers fondateurs d’un « foyer frioulan » et se montrent actifs dans le développement d’un solidarité italienne et frioulane. C’est par exemple grâce à Pietro, décoré par le président de la République italienne en 1978, que le traducteur italien de Kierkegaard est accueilli à Copenhague. En novembre 1952, un envoyé spécial du journal « Friuli nel Mundo » (« Les frioulans du Monde ») écrit, au sujet des nombreuses réalisations : « Ce sont des œuvres grandioses, qui font la fierté de la famille Odorico et honorent à la fois l’Italie et le Frioul. Pensons, par exemple, au hall de l’aéroport international avec ses locaux pour les bureaux et les passagers, ses sols, ses escaliers, les marches des églises, des écoles, des palais et une série remarquable de bâtiments populaires ».

La tour du fameux Palace Hotel

En 1933, son frère Umberto est même l’auteur des mosaïques de la piscine Art Déco de Frederiksberg, qu’il réalise à partir des cartons du peintre moderniste danois Wilhelm Lundstrom (1893-1950). Comme la piscine Saint-Georges pour Rennes, elle est devenue un jalon du patrimoine de Copenhague.

Piscine de Frederiksberg (1933)

Alors qu’à Rennes la mort d’Isidore Odorico (1893-1945) porte un coup fatal à la tradition familiale (l’entreprise reprise par Pierre Janvier fermera définitivement en 1978), ce n’est pas le cas à Copenhague, où elle continue de nos jours. Plusieurs entreprises de mosaïque existent toujours sous le nom Odorico (par exemple : www.odorico.com, www.faodorico.dk), et le patronyme est très courant. En 2011, par exemple, la désormais vedette danoise Christina Odorico est devenue une célébrité nationale par le biais de la téléréalité !

Merci à Philippe Bohuon, animateur du patrimoine adjoint à Rennes, pour son témoignage.