C’est le moment où la France devrait enfin rayonner à Bruxelles. L’opportunité que Paris attend depuis des décennies. Une chance de remodeler l’Union européenne en un véritable acteur mondial. Après tout, la France n’a-t-elle pas cessé d’alerter sur les dangers de la dépendance vis-à-vis des États-Unis ? Ces anglophones peu fiables – et leurs laquais britanniques – qui ont rendu l’Europe faible, dépendante et fragile depuis le début de la guerre froide. La réélection du président Trump semble confirmer le sentiment exprimé par Charles de Gaulle, qui affirmait que la mission de la France était de libérer l’Europe occidentale de son rôle de « protectorat des Américains ». Ainsi, après avoir paradé à travers l’Europe depuis 2017, le président Macron peut enfin proclamer que l’heure de la France est arrivée. Dans un contexte plus large, les conséquences directes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – flambée des prix de l’énergie et grotesque manque de préparation militaire à travers l’Union européenne – ont par ailleurs renforcé la position de la France à Bruxelles. En tant que seule puissance nucléaire du continent reposant sur une production domestique, la France est idéalement positionnée pour devenir le cœur de la tant attendue « Union de l’énergie » européenne. Contrairement à Berlin, Paris n’a pas utilisé la cause environnementale pour restreindre ses capacités nucléaires. Une décision qui paraît chaque jour plus judicieuse.
Alors que Berlin s’empresse d’augmenter ses dépenses militaires, la France envisage habilement le premier véritable grand compromis franco-allemand depuis la création de la monnaie unique. Un possible accord du type « des bombes contre de la dette » permettrait de mettre à profit le parapluie nucléaire français en échange de règles budgétaires européennes plus souples.
LIRE AUSSI : Europe : le retour en grâce de l’atome, par Eric Chol
Ce devrait être enfin le moment pour la France. Pourquoi alors personne dans l’UE ne lui fait-il réellement confiance ? Et pourquoi – après avoir vu Paris avoir raison sur tant de points – les autres États membres hésitent-ils à accepter « un baiser amoureux français » ?
Tout d’abord, il y a la perception que Paris veut « franciser » l’économie européenne. Et aux yeux du reste de l’Europe, ce serait un désastre à la sauce gauloise. Un modèle français dans lequel la dette publique devrait, selon les prévisions de la Commission européenne, atteindre 118 % du PIB d’ici 2026, et dont les ratios d’endettement dépasseront probablement ceux de la Grèce d’ici la fin de la décennie. Une économie qui n’a pas enregistré d’excédent budgétaire depuis 1974. Une utopie protectionniste qui étouffe la concurrence au profit d’élites bien en place. C’est uniquement grâce au soutien présumé de la Banque centrale européenne (BCE) que la France reste solvable sur les marchés financiers. Aujourd’hui, Paris doit payer un coût d’emprunt plus élevé que celui des obligations espagnoles ou grecques équivalentes.
« La France, un vignoble en faillite »
Pire encore, ce modèle est mal préparé pour l’avenir économique et démographique. Ainsi, tandis que les gouvernements français vacillent et que les travailleurs descendent dans la rue pour défendre le droit de partir à la retraite à 62 ans, les citoyens d’autres Etats membres de l’UE se sont déjà adaptés à l’avenir. En Grèce, l’âge de la retraite est déjà fixé à 67 ans. Même les Belges, pourtant peu dynamiques, sont en pleine mise en œuvre de leur plus grande réforme économique depuis des décennies (et l’âge de la retraite y est déjà fixé à 66 ans !).
LIRE AUSSI : Claus Vistesen, économiste danois : « La retraite à 62 ans ? Les Français vivent dans un monde parallèle »
Au cœur du désintérêt de l’Europe pour le modèle économique français se trouve le rôle écrasant de l’État. Les dépenses publiques en France – qui atteignent près de 60 % de son produit intérieur brut (PIB) – sont déjà presque un cinquième plus élevées que la moyenne de l’UE. Et la pression fiscale française ? À 44 % du PIB, elle est déjà la plus élevée de toute l’Union européenne ! Les autres États membres de l’UE ont observé le modèle économique français et ont rapidement répondu : « Non merci ». Comme Emily in Paris, c’est une chose d’aimer boire du vin français, mais c’en est une autre de vouloir vivre dans un vignoble en faillite.
Deuxièmement, et c’est peut-être le plus grand obstacle à la réalisation des ambitions françaises à Bruxelles : l’absence totale d’alliés et de partenaires fiables. Malgré l’attachement du président Macron aux visites d’État officielles et ses envolées lyriques sur un avenir européen commun, chaque membre de l’UE comprend que ces politesses diplomatiques masquent des priorités françaises bien claires. Des priorités qui tournent sans cesse autour de la recherche d’avantages (et de protections) pour les entreprises françaises. Il suffit de voir comment Paris a repoussé à plusieurs reprises la finalisation du Programme européen de l’industrie de défense (EDIP) en tentant d’exclure le matériel militaire produit en Europe par des pays non européens. Il ne s’agissait pas de renforcer les capacités de défense européennes, mais de protéger les fournisseurs français de la défense. Ainsi, tandis que les Etats baltes et d’autres pays réclamaient d’urgence des fournitures militaires, la France jouait un tout autre jeu politique à Bruxelles.
LIRE AUSSI : François Facchini, économiste : « François Bayrou a raté sa chance d’être le Premier ministre de la rupture »
Et cela nous mène directement à la troisième raison : le désir persistant de la France de punir le Royaume-Uni pour sa sortie de l’Union européenne, quel qu’en soit le coût pour les autres États membres. Pour de nombreux petits pays, la stratégie absurde de Macron cherchant à lier un accord sur la pêche à la conclusion d’un pacte de sécurité entre l’UE et le Royaume-Uni n’est que le dernier exemple en date de la volonté française de faire « payer » Londres pour le Brexit. Cela révèle le désir de la France de privilégier une Union européenne sans influence anglophone, avant toute autre considération, y compris la sécurité de ses partenaires d’Europe centrale et orientale.
Macron laisse le champ libre à Le Pen
Enfin, il existe une dimension culturelle qui continue de miner la capacité de la France à construire des coalitions solides à Bruxelles. Beaucoup perçoivent une certaine arrogance chez les responsables français dans leurs relations avec les autres États membres. C’est une attitude condescendante qui méprise souvent l’usage de toute langue autre que le français lors de négociations importantes. Or, bien que la diversité linguistique soit au cœur de l’UE, l’anglais est devenu, dans les faits, la « lingua franca » de la bulle bruxelloise. Une réalité que les Allemands, les pays nordiques et l’ensemble de l’Europe de l’Est ont depuis longtemps acceptée. La question linguistique – pour de nombreux Européens – symbolise également la volonté de la France de contrôler l’Union européenne, quel qu’en soit le coût, l’inconvénient ou l’absurdité. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Parlement européen fait ses valises une fois par mois pour cette folle migration vers Strasbourg.
Ce problème est aggravé par la représentation politique française au Parlement européen. Seuls six eurodéputés français (sur 81) siègent au sein du plus grand groupe de centre droit – le Parti populaire européen (PPE). Treize autres seulement appartiennent au deuxième plus grand groupe socialiste (Socialistes & Démocrates). En fragmentant les forces traditionnelles de droite et de gauche, Emmanuel Macron a en réalité isolé la représentation politique française à Bruxelles. Parmi les Vingt-Sept, c’est désormais Marine Le Pen qui donne l’impression d’incarner, au fond, la voix politique de la France.
Comme l’a fait remarquer Sir Humphrey Appleby – le personnage fictif de la série satirique britannique Yes, Minister – « Monsieur le Ministre, cela fait au moins 500 ans que la Grande-Bretagne poursuit le même objectif en politique étrangère : diviser l’Europe. » De façon assez incroyable, la France a réussi le même exploit en moins de sept décennies…
* Eoin Drea est chercheur principal au Centre d’études européennes Wilfried Martens, un think tank de centre droit affilié au Parti populaire européen, spécialisé en politique macroéconomique et sociale.
.