Bâtir des ponts entre les livres et les gens. Il pourrait vous vendre un roman dans un festival électro, un essai féministe au détour d’un stand militant ou (plus rarement) un ovni littéraire sur une place de village. Matthieu Carlier, fondateur de la librairie itinérante Tapage, a fait le choix de quitter les murs pour aller à la rencontre de tous les publics. Plus qu’un libraire, c’est un passeur d’idées qui a transformé un fourgon et quelques étagères mobiles en véritable espace d’engagement culturel et politique. Rencontre.
À Toulouse, la librairie se base au 7, Place de Damloup. © Tapage
Un parcours nomade, entre lettres, journalisme et militantisme
Né en région parisienne, Matthieu a suivi des études de lettres modernes à la Sorbonne avant de s’envoler pour l’étranger. Amérique latine, Asie, Europe…
J’ai passé mon temps à voyager, en stop la plupart du temps », raconte-t-il, à L’Opinion Indépendante.
De retour, il devient journaliste pour divers médias entre Paris, Montréal ou encore l’Argentine. Mais une envie le taraude :
La librairie, c’était toujours dans un coin de ma tête, puisque moi, je voulais vivre de mes écrits. Et ça n’a jamais été le cas. »
Alors il décide de se réinventer : vivre avec les livres, sinon de ses livres. Tapage naît en 2023 à Toulouse de cette impulsion, mais aussi d’un engagement profond.
Le but était militant aussi. […] Que ce soit l’écoféminisme, le décolonialisme, la décroissance, les droits des personnes LGBT, des personnes racisées […] Depuis toujours ce sont des sujets qui me touchent particulièrement », présente-t-il.
Des causes qui structurent non seulement sa sélection, mais aussi sa manière de faire la librairie.
Enlever les murs pour ouvrir les esprits
L’idée d’une librairie itinérante n’est pas anodine : elle s’ancre dans un geste politique.
Il y a énormément de gens qui ne se sentent pas légitimes en entrant dans une librairie », affirme Matthieu.
Et d’ajouter :
Le fait d’enlever les murs, d’enlever les portes, permet aux gens de venir et de discuter beaucoup plus facilement. »
La forme même de Tapage devient ainsi un outil de médiation culturelle, voire de démocratisation.
© Tapage
Son stand, toujours soigneusement agencé, attire même les passants qui ne lisent pas.
Ne serait-ce que le livre comme objet attire. Les petites maisons font toujours des efforts pour leurs couvertures, et font de très belles choses », souligne-t-il.
Et si la sélection est exigeante, elle ne se veut (surtout) pas élitiste.
Je propose des choses dont on peut parler. Dès le départ, l’idée c’était de mettre les petites maisons d’édition en avant, et les auteurs et les autrices qui passent sous le radar et qui, pourtant, sont extrêmement talentueux et talentueuses. »
La promesse ? Un « voyage intellectuel » qui se veut stimulant et plein de découvertes.
Des livres pour tous, vraiment tous
Loin de s’adresser uniquement à un public convaincu, Tapage assume et revendique sont ambition de parler à tous.
J’ai même des gens apolitisés ou de droite qui viennent me poser des questions. […] De manière générale, les gens sont réceptifs. »
En se rendant au Festival Convivencia (Toulouse), sur le tracé de l’A64, en passant par Le Pougniq (Salles, Gironde) et actuellement Les Résistantes (Saint-Hilaire-de-Briouze, Orne), Matthieu entend « apporter la librairie là où elle n’est pas ». L’accessibilité de ses références passe aussi par leur prix, et le libraire met un point d’honneur à sélectionner les plus bas.
Je fais en sorte, justement, de proposer des livres qui sont abordables […], à moins de dix euros si possible. »
En festival, le public est divers, curieux. Le contact humain y est essentiel. Et le libraire nomade fait mouche par son authenticité.
Je viens d’un milieu populaire. […] Je pense que ça, de voir des gens qui viennent d’un milieu populaire ou des cités, qui s’ouvrent au livre, ça a une influence. »
La librairie propose essais, romans, bandes-dessinés, poésie et fiction. © Tapage
Une logistique minimale pour un impact maximal
Sur les routes, Matthieu trimballe environ 500 références, parfois bien moins quand il circule à vélo dans la région toulousaine. « Je ne veux pas non plus me casser le dos », plaisante-t-il. Mais qu’importe la quantité : c’est la qualité des sélections qui compte. Dans ses derniers coups de cœur, il cite notamment Le Mont Analogue de René Daumal, « un tout petit roman […] sur la possibilité qu’il y ait un monde qu’on ne peut pas concevoir ». Ou encore Soyons woke de Pierre Tevanian, « un livre sur la défense du wokisme, mais de manière ironique ».
Pour peu qu’on sache orienter les gens […] ça peut vraiment créer un univers qui donne envie d’entrer. »
Lire pour militer, ou militer pour lire ?
Chaque Tapage, pas de prosélytisme. Le livre est un outil, pas une injonction. « Est-ce qu’il faut lire pour être militant ? Je ne pense pas », dit-il avec honnêteté, citant même un ami militant dont l’engagement est né… de l’animé One Piece. Mais le livre permet d’approfondir, de prendre le temps, de nuancer.
Il propose aussi de se poser, de prendre un divertissement qui n’est pas forcément évident. […] Il y a une temporalité qui est très différente, puisque c’est ce que les gens veulent. »
Ce regard lucide nourrit un espoir plus large : celui d’un retour au sens. Matthieu observe « une nouvelle vigueur » dans le rapport à la littérature, un désir de ralentir, de réfléchir. Dans un monde saturé d’écrans, le livre redevient un refuge.
Un avenir à écrire
Après deux ans de tournées et de rencontres, Tapages ne s’essouffle pas. « Pour le moment je suis satisfait de ce qu’il se passe », déclare-t-il, souhaitant se laisser le temps d’envisager de prochaines évolutions. Il pense à ouvrir un hub fixe un jour, peut-être, mais sans renoncer à la liberté du mouvement.
Matthieu conclut :
Le monde de la librairie est vu comme quelque chose d’extrêmement guindé, et c’est vrai. […] Moi, je suis arrivé en autodidacte total. Ce que j’aime, c’est faire cette jonction entre la classe populaire et le monde du livre. »
Et de toute évidence, ça fonctionne. Parce que Tapage, c’est moins une librairie qu’un appel : à la curiosité, à la pensée, au dialogue. Et surtout, à prendre la route des livres, autrement.
>> Infos pratiques :
La librairie Tapage sera présente du 13 au 17 août au IOTA Festival, sur l’île d’Oléron, avant un retour à Toulouse en septembre.
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