En Allemagne, on ne traverse pas un passage piéton quand le feu est rouge. Pas même quand il n’y a aucune voiture, ni quand il pleut, vente ou grêle. Question de principe. Pour transgresser cette règle, il faut être vraiment mal élevé, ou pire: français. Il peut donc paraître étonnant qu’à Berlin, avec les bons tuyaux, on puisse frauder dans les transports sans trop de difficultés.
Il faut pour cela avoir un smartphone doté d’internet et ouvrir un site web baptisé «Freifahren» («voyager gratuitement» en français). On y trouve le positionnement des contrôleurs dans les métros de la capitale allemande (U-Bahn), les tramways et les trains express urbains et régionaux (S-Bahn, l’équivalent du RER), s’ils ont été signalés par la communauté de plus de 31.000 personnes.
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Coopération numérique
Les données de la plateforme Freifahren sont tirées en grande partie d’un groupe du même nom sur le réseau Telegram, dont il est difficile de retracer l’historique, mais qui existe depuis au moins cinq ans. Plusieurs centaines de messages par jour détaillent en flux tendu la position des contrôleurs et parfois un descriptif physique pour les reconnaître, notamment quand ils sont en civil. Huit administrateurs assurent la modération du groupe, en supprimant par exemple les photos des contrôleurs et contrôleuses dont le visage est apparent.
«On m’a montré le groupe Telegram il y a quelques années, dans le coworking où je travaillais. Mes collègues s’en servaient régulièrement pour frauder, raconte Marlène (le prénom a été modifié), une graphiste allemande de 30 ans, originaire de Berlin. C’est un peu sorti de ma tête ensuite, car je préfère être en règle, jusqu’à ce que j’oublie de valider un ticket acheté sur mon téléphone. Je me suis fait contrôler et le type a été si odieux avec moi que je me suis dit: il faut que j’avertisse les gens de sa position.» Chaque jour, ce sont plusieurs centaines de personnes qui font de même sur la messagerie cryptée.
Voyager librement
Dans la langue de Goethe, «Freifahren» signifie à la fois «voyager gratuitement» et «voyager librement». Les fondateurs de la plateforme se prénomment David, Johan et Moritz, trois étudiants en informatique âgés de 20 à 21 ans. Ils se sont rencontrés sur les bancs de la fac en 2023. Entre copains, ils ont monté le site internet en utilisant les données du groupe Telegram.
«On voulait apporter notre pierre à l’édifice en rendant les données plus visuelles, sous la forme d’une carte. On a aussi ajouté des fonctionnalités d’analyse. On diffuse un rapport régulièrement sur Telegram, avec les heures et les lignes où les contrôleurs sont les plus présents», expose le cofondateur Johan Trieloff. Le site est en open source: son code est disponible sur la plateforme GitHub et chaque utilisateur peut proposer des améliorations.
Pour le trio de créateurs, leur bébé Freifahren n’est pas un appel à la fraude, mais un moyen de rétablir une forme de justice sociale. «Mon déclic, c’était la lecture d’un livre du journaliste et avocat Ronen Steinke [Vor dem Gesetz sind nicht alle gleich, «Tout le monde n’est pas égal devant la loi», paru en 2022, non traduit en français, ndlr]. Le livre s’ouvre sur le cas des personnes pauvres qui se font jeter en prison car elles ne sont pas en mesure de payer leur ticket ni leur amende dans les transports. C’est particulièrement le cas à Berlin, ça m’a paru super injuste», retrace Johan Trieloff, qui a grandi dans la capitale allemande. Ce sujet suscite en effet un vrai débat outre-Rhin, jusqu’au sommet de l’État.
Une ancienne loi nazie
Au cœur de la polémique, on trouve une loi promulgée en septembre 1935 par le régime nazi, qui criminalise les personnes qui utilisent les transports en commun sans en payer le coût. Dans les faits, encore aujourd’hui, l’amende pour fraude augmente jusqu’à atteindre plusieurs milliers d’euros. Si ce montant ne peut pas être payé, les personnes doivent souvent purger une peine de prison dite de substitution, pouvant aller jusqu’à un an.
«Les personnes qui se retrouvent en prison sont principalement des chômeurs ou des sans-abri», explique Leonard Ihssen, porte-parole du mouvement Freiheitsfonds («Fonds liberté»), qui milite pour l’abolition de cette loi. «D’un côté, on a un mauvais comportement qui n’est pas très grave, ne pas payer un ticket de 2 à 3 euros. De l’autre, on a l’État qui enferme des gens et dépense 200 euros par personne par nuit en prison. C’est disproportionné», plaide-t-il.
«Les Allemands sont plus proches des règles. Nous n’avons pas de fierté à frauder comme cela peut être le cas en France, donc ça crée moins le buzz.»
Marlène*, 30 ans, graphiste allemande originaire de Berlin
Des villes allemandes comme Brême, Düsseldorf ou Leipzig ont décriminalisé localement la fraude dans les transports, qui fait toujours l’objet d’amendes mais ne va pas jusqu’à la prison. Au niveau national, cette mesure adoucie est désapprouvée par l’Association des entreprises de transport allemandes (VDV), qui défend l’aspect dissuasif de la pénalisation, ainsi que la possibilité pour les contrôleurs d’établir l’identité de la personne ou de la conduire en garde à vue. «Personne ne soutient le vol en disant que les plus pauvres n’ont pas les moyens d’acheter du lait. Si l’on s’attaque à la surcharge du système judiciaire en abolissant les lois, on fait fausse route», affirmait Lars Wagner, porte-parole de la VDV, en août 2024 au média allemand ARD.
Sous les radars, contrairement à Akha
Si ce bout du code pénal fait débat en Allemagne, les groupes d’entraide à la fraude ne sont pas sous les feux des projecteurs médiatiques ou politiques. Contrairement à ce côté du Rhin, où l’application Akha, qui proposait des fonctionnalités similaires en Île-de-France, s’est attirée les foudres des autorités franciliennes.
Après un buzz sur les réseaux sociaux au tout début de l’année (comme le relatait notamment la vidéo ci-dessous), son fondateur Sidox –de son vrai nom Sid Ahmed Mekhiche– se réjouissait d’être passé de 4.000 utilisateurs à plus de 130.000 en moins d’une semaine, du 4 au 10 janvier 2025, soit un an après son lancement. Finalement, elle a été déclarée illégale sur la base du code des transports et retirée des plateformes de téléchargement à la suite d’une plainte de la régie Île-de-France Mobilités. Début mai, le créateur de l’application Akha a été condamné à indemniser les transports publics franciliens.
@loopsider Connaissez-vous Akha, l’application ennemie des contrôleurs ? On a rencontré son fondateur, Sidox. #sinformersurtiktok #metro #transport#akha ♬ son original – Loopsider
«Je crois qu’ici [en Allemagne], ce n’est pas assez gros pour avoir un vrai attrait de la presse mainstream», suppose Moritz, cocréateur de Freifahren. Pour Marlène, qui habite désormais en France, «les Allemands sont plus proches des règles. Nous n’avons pas de fierté à frauder comme cela peut être le cas en France, donc ça crée moins le buzz.» La compagnie des transports berlinois (BVG) est restée silencieuse sur ces communautés d’entraide, depuis une intervention dans la presse en août 2011, à propos de groupes d’alerte aux contrôleurs sur Facebook. Elle considérait alors que cela poussait au contraire les gens à acheter un ticket, en se rendant compte qu’il y a des contrôleurs autour de soi.
Pour l’heure, la pratique est légale en Allemagne, car elle bénéficie d’un flou juridique. «Les applications de détection de radars sur la route, qui ont un fonctionnement similaire, ne sont pas illégales en soi. Il est juste interdit de les avoir sur soi dans la voiture», souligne Johan Trieloff. Par précaution, le site Freifahren demande donc à ses utilisateurs «d’avoir un ticket valide pour leur trajet» et de «ne pas utiliser l’application activement pendant leur trajet».
Mais même sans portiques pour entrer dans les rames et un beau site web en open source qui peut pousser au vice, le taux de fraude à Berlin reste bien inférieur à celui observé dans les souterrains et sur les quais d’Île-de-France: 3% contre environ 5% pour le métro et le RER franciliens. Heureusement qu’on ne calcule pas les mêmes statistiques pour les passages piétons, les Français auraient de quoi rougir davantage.