Sous un crachin intermittent, quatre voitures attendent patiemment que le feu vire au vert. Leurs occupants ont passé les contrôles. Encore quelques mètres, la ligne frontalière est là. Derrière des grillages verts épais coiffés de barbelés, sur un côté, la borne russe rouge, verte et rectangulaire, et celle de l’Estonie noire, blanche et ronde, se toisent de toute leur verticale raideur.
Ici s’arrête le territoire de l’Union européenne et de l’alliance militaire de l’Otan. De l’autre côté, le vaste empire de Vladimir Poutine se déploie sur 11 fuseaux horaires, jusqu’au détroit de Béring, sur l’océan Pacifique. Peter Maran, le chef du poste frontière de Luhamaa, à la pointe sud-est de l’Estonie prononce quelques mots dans son talkie-walkie. Les portails surmontés de piques se referment. Une large poutre d’acier sort du sol pour barrer le chemin à un véhicule qui forcerait le passage. Ce dispositif, récemment installé, n’arrêtera pas une armée. Mais les autorités estoniennes espèrent qu’il retiendra une vague de sans-papiers. « On ne se demande pas si elle va arriver, mais quand, explique Peter Maran. Car nos voisins y ont déjà eu droit. » De la Finlande à la Pologne, des dizaines de milliers de migrants venus du Moyen-Orient et d’Afrique ont essayé ces dernières années de passer la frontière.
Une répétition de l’Histoire ?
Déclenchées par le Kremlin, de telles actions relèvent de cette guerre « hybride » sous le seuil d’un affrontement direct entre armées. L’Estonie s’y prépare, d’autant qu’elle a déjà été victime d’une cyberattaque russe à grande échelle, en 2007. Surtout, Tallinn s’entraîne à répondre à une invasion militaire comme celle subie par l’Ukraine. Sa ligne de démarcation courant sur 300 kilomètres a beau rester calme, elle n’en est pas moins une frontière de tous les dangers, face à ce grand voisin avide de nouvelles conquêtes. Ce ne serait qu’une répétition de l’Histoire, ces terres ayant été conquises par les tsars puis par l’URSS. Surtout si l’Estonie se retrouve seule.
Elle a, déjà, tout à craindre d’un cessez-le-feu en Ukraine. S’il survenait, Vladimir Poutine et ses forces, accaparés par l' »opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2022, pourraient dès lors tourner leur attention vers ce flanc oriental de l’Otan, dont les pays Baltes sont considérés comme la partie la plus vulnérable. Une portion d’une soixantaine de kilomètres, le « corridor de Suwalki », sépare l’exclave russe de Kaliningrad de la Biélorussie, ancienne république soviétique inféodée au Kremlin. En prenant son contrôle, d’une attaque éclair, la Russie isolerait du reste du continent la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, le plus petit des trois. Un pays de la taille des Pays-Bas, mais 12 fois moins peuplé, à peine 1,35 million d’habitants.
Un cessez-le-feu en Ukraine permettrait à la Russie d’y redéployer ses troupes, qui ne seront pas démobiliséesUn membre de l’état-major estonien
L’hypothèse d’une telle attaque russe inquiète aussi les alliés des Baltes. L’Otan pourrait être testée sur sa capacité à réagir « d’ici cinq ans », répète son secrétaire général, Mark Rutte. Une analyse partagée par la nouvelle « Revue nationale stratégique » française, publiée mi-juillet, qui juge plausible « une guerre majeure de haute intensité […] en Europe ». Elle constate que le « renforcement » de l’armée russe « se poursuit de façon accélérée pour recompléter les nombreux matériels détruits en Ukraine mais également pour développer de nouvelles capacités et renforcer son arsenal à l’horizon 2030 ».
A ce stock conséquent de munitions, de drones et de missiles s’ajoutent le passage à une armée de 1,5 million de soldats (contre 700 000 avant 2022) et un réaménagement des bases qui a commencé le long des frontières finlandaises et baltes. « Un cessez-le-feu en Ukraine permettrait à la Russie d’y redéployer ses troupes, qui ne seront pas démobilisées, explique un membre de l’état-major estonien. C’est pour cela qu’il faut continuer à soutenir l’Ukraine dans son combat. »
Les bornes de la Russie et de l’Estonie, au poste frontière de Luhamaa, le 17 juin 2025.
© / L’Express/Clément Daniez
A quelle échéance les Russes pourraient-ils passer à l’action ? « Ils n’ont pas besoin d’arrêter la guerre, il leur suffit d’amasser des unités à la frontière puis de prendre une décision politique », coupe une source sécuritaire. En réponse, les Estoniens continuent d’améliorer l’organisation de leurs forces. Ils disposent d’à peine 4 000 militaires de métier, et autant de conscrits – l’appel sous les drapeaux pour les jeunes hommes âgés de 18 à 27 ans a toujours été maintenu. Leur temps de service va passer de huit à douze mois, voire vingt pour des fonctions techniques. Tous basculent ensuite dans une force de réserve qui compte aujourd’hui plus de 20 000 éléments.
C’est grâce à ces réservistes que l’Estonie dispose d’une brigade de combat pour défendre le nord du pays et d’une autre, reconstituée après l’annexion de la Crimée en 2014, pour le sud. Afin de tester leur capacité de réaction, en plus de leurs entraînements, ils sont appelés trois à quatre fois par an pour rejoindre leur unité et mener des exercices surprises, quand bien même ils se trouveraient au travail ou en famille.
La sauvegarde de la nation ne s’arrête pas là. L’Estonie s’appuie aussi sur une organisation qui lui est propre, la Kaitseliit (« ligue de défense »). Cette structure paramilitaire née au moment de l’indépendance, en 1918, est principalement chargée de la protection régionale en cas de guerre et peut aussi réaliser des missions de sécurité civile. Elle permet de doubler le nombre de combattants en cas d’alerte et possède une unité réputée de cyberdéfenseurs. « Nous sommes des volontaires, hommes et femmes, prêts à combattre, avec nos armes et nos uniformes à la maison », explique Aiva Hanniotti, instructeur drone en son sein.
Face à une Russie 100 fois plus peuplée, l’Estonie a cependant conscience de ses limites. « Pendant la Seconde Guerre mondiale, nous pensions que notre neutralité nous sauverait, mais c’était une erreur, explique, dans une salle lambrissée du Parlement, le député Marko Mihkelson, président du comité des Affaires étrangères. L’idée est de ne plus jamais être seul, d’où notre plein engagement dans l’Union européenne et l’Otan. »
La première lui assure le développement économique et la prospérité. La seconde, la sécurité. Dès le lendemain de son adhésion à l’Alliance atlantique, en mars 2004, l’Estonie, dépourvue d’aviation de combat, a pu bénéficier, comme ses voisins baltes, de la chasse de ses alliés pour des missions de police de l’air – la France y participe régulièrement avec ses Mirage 2000 et ses Rafale. A cela s’ajoute depuis 2016 la présence d’un « groupe de combat » multinational otanien, sous commandement britannique, avec un contingent de 350 Français, basé à Tapa, dans le nord. De quoi rassurer l’allié estonien. Et dissuader l’adversaire russe : s’il veut avancer, il va devoir tuer des soldats de ces deux pays.
Un allié américain indispensable
Dans le Sud-Est, il devra aussi faire face à des combattants américains, installés depuis janvier dans le flambant neuf « camp Reedo », à une vingtaine de kilomètres du poste frontière de Luhamaa. « Pour pénétrer en Estonie, il faut passer par la ville de Narva au nord, ou ici, dans le sud, sauf à traverser en un certain endroit – étroit – le grand lac frontalier, lorsqu’il est glacé en hiver », détaille le lieutenant-colonel Mike Hefti en montrant une carte du pays. Voilà plusieurs mois que son unité du 7e régiment de cavalerie s’entraîne au côté des Estoniens. « Nous sommes ici pour changer les calculs de l’adversaire, le dissuader d’une agression et respecter notre engagement de l’article 5 de l’Otan », précise l’officier américain.
Les quelques mots de ce texte crucial pour la sécurité du continent sont le totem de survie de l’Estonie. Il prévoit qu’une attaque contre un Etat otanien est considérée comme une attaque contre tous. Et qu’elle ne restera pas sans réponse : « Chaque membre […] prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. » Mais quelles mesures ? Le sommet de La Haye, fin juin, a rassuré les alliés sur l’implication américaine. Pourfendeur du principe même d’alliance, Donald Trump avait, précédemment, émis des doutes sur le fait que les Etats-Unis répondraient présents en cas d’attaque d’un partenaire. Il a finalement donné son accord à un communiqué final rappelant « l’engagement sans faille en faveur de la défense collective ».
Je me souviens de l’odeur des charniers de civils laissés par les Russes en 2022 Kaimo Kuusk
Un soulagement pour les pays Baltes, qui font tout pour plaire à Washington. Le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, les a qualifiés, de même que la Pologne, « d’alliés modèles », pour avoir prévu de dépenser 5 % de leur PIB dans la défense – comme l’a exigé Donald Trump. Cette hausse, acceptée par la majorité de la classe politique, doit permettre de renforcer les capacités de lutte antiaérienne et de gonfler les stocks de munitions, afin de ne pas se retrouver à sec, et donc battu, avant que les renforts occidentaux n’arrivent sur place. Avec un principe : agir sans retenue au premier pied de soldat russe posé sur le sol estonien. « Je me souviens de l’odeur des charniers de civils laissés par les Russes en 2022, quand j’étais ambassadeur en Ukraine, il faut à tout prix les empêcher d’entrer », insiste le secrétaire permanent du ministère de la Défense, Kaimo Kuusk.
Pour résister le plus longtemps possible, l’Estonie s’est aussi lancée dans un programme de construction de 600 bunkers frontaliers – la Lettonie et la Lituanie, d’un commun accord, prévoient de faire de même. En juin, les autorités ont fait pleuvoir des bombes dessus pour tester leur résistance, avant de se lancer dans une production – il s’agit de modules de béton à assembler. Un officier estonien a confié à L’Express qu’une trentaine de ces bunkers seraient installés cette année. D’autres resteront en stock, pour un montage au dernier moment, si jamais la menace russe prenait une tournure plus dangereuse.
L’Estonie installe une barrière électronique sur toute sa frontière avec la Russie. Ici, sur un marais, dans le sud-est du pays, le 17 juin 2025.
© / L’Express/Clément Daniez
En attendant l’édification de cette ligne Maginot, les Estoniens continuent d’ériger leur barrière électronique le long de la ligne de démarcation, mêlant grillage, barbelés et caméras de surveillance tous les 30 mètres. Grâce à un système sur pilotis, elle se déploie jusque sur les nombreux marécages du sud-est du pays, où pullulent les moustiques. La frontière est parfois sinueuse. Il faut passer par des portions d’asphalte se trouvant en Russie, dans un cas sur quelques dizaines de mètres et dans l’autre sur plusieurs centaines, pour rejoindre certains villages reculés. La consigne est stricte : il est interdit de s’y arrêter avec son véhicule. Dans quelques mois, de nouvelles routes mettront fin à ce que les autorités considèrent comme un risque sécuritaire – elles craignent des arrestations de citoyens estoniens.
Un « mur de drones » doit également compléter la barrière physique d’ici à 2027. « Ils permettront de mieux voir ce qui se passe de l’autre côté de la frontière et de détecter des vols de drones russes à basse altitude », précise un garde-frontière souhaitant rester anonyme, en exposant son matériel, dont un large fusil électromagnétique de brouillage. « A terme, chaque patrouille sera équipée de petits drones, tandis que notre équipe d’intervention rapide pilotera un modèle plus grand à voilure fixe », précise-t-il. La menace est encore hypothétique : jusqu’à présent, ce matériel a essentiellement servi à retrouver des promeneurs perdus en forêt.
Narva, le point faible de l’Estonie
En réalité, l’épreuve de vérité pourrait survenir ailleurs sur la frontière. Pour les stratèges de l’Otan comme pour les autorités estoniennes, la troisième ville du pays, Narva, reste la zone la plus vulnérable et celle qu’ils se préparent à défendre farouchement. Au printemps, une compagnie française s’y est déployée le temps d’un exercice. Les Russes ne négligent pas cet emplacement stratégique : en mars 2024, leurs gardes-frontières ont retiré les bouées marquant la ligne de démarcation sur les eaux du fleuve Narva. Une action qui a suscité des protestations des dirigeants européens et otaniens.
Le fort Hermann avec son donjon blanc, fait face à la forteresse russe d’Ivangorod, séparés par le fleuve Narva.
© / L’Express/Clément Daniez
Comptant 50 000 habitants, presque moitié moins qu’à la dissolution de l’URSS, Narva se situe à la pointe nord-est de l’Estonie, plus proche de Saint-Pétersbourg que de Tallinn. Devenu un musée, son monument le plus ancien, un grand donjon moyenâgeux entouré de murs épais, le château Hermann, monte la garde depuis des siècles face à la forteresse russe d’Ivangorod. Leur opposition continue encore. Mais la bataille se joue dorénavant avec les armes de l’influence et non plus les boulets des canons. Depuis l’invasion de 2022, chaque 9 mai, pour fêter la capitulation nazie, la Russie dresse sur sa rive une scène tournée vers l’Estonie, où sont entonnés des chants patriotiques au haut-parleur. En guise de réponse, une grande banderole dénonçant les crimes de Poutine est affichée sur la muraille estonienne. La dernière mêlait le visage du président russe à celui de Hitler, avec comme message « Putler, criminel de guerre ».
A quelques dizaines de mètres, un pont relie les deux cités. C’est aujourd’hui le principal point d’entrée européen pour la Russie. Barré par quatre rangées de blocs de béton, il n’est franchissable qu’à pied. Pour passer en véhicule, il faut aller jusqu’à Luhamaa, à 300 kilomètres de là, où les camions doivent s’enregistrer plusieurs semaines à l’avance pour un passage précédé d’une inspection totale de leur marchandise.
J’ai des proches aussi en Ukraine, qui ont radicalement changé leur vision des choses depuis 2014, lavés du cerveau »Oleg, 44 ans
L’invasion de l’Ukraine a bouleversé les habitants de Narva, habitués à traverser le fleuve pour faire leurs courses ou voir des proches. Les quelques centaines de personnes qui, chaque jour, font encore tamponner leur passeport sont pour la plupart des étrangers, venus en avion par Tallinn ou en bateau d’Helsinki – la Finlande garde ses frontières fermées depuis l’afflux de migrants orchestré par Moscou en 2023.
Plusieurs centaines de personnes attendent de pouvoir passer la frontière entre l’Estonie et la Russie, à Narva, le 19 juin 2025.
© / L’Express/Clément Daniez
Aujourd’hui, on croise justement un pasteur luthérien finlandais rejoignant sa paroisse de Novossibirsk : « C’est moins cher par ici qu’un vol par la Turquie. » Mais aussi un musicien russe d’un orchestre symphonique d’Helsinki, qui ne rend plus visite à sa mère, à Saint-Pétersbourg, qu’une fois par mois. « On attend cinq à huit heures ici, parfois treize », explique Oleg, 44 ans. A l’évocation de la guerre, son propos prend une tournure prorusse : « J’ai des proches aussi en Ukraine, qui ont radicalement changé leur vision des choses depuis 2014, lavés du cerveau », dit-il d’une voix sombre. Un avis que ne partage pas Yuri, un Russe de 36 ans établi à Narva, qui rêve d’une installation en Espagne : « L’atmosphère est très dure en Russie, il y règne la peur. »
Une frontière intérieure
Les opinions sont tout aussi partagées parmi les habitants de Narva. « Les plus de 50 ans considèrent que la Russie a toujours une bonne raison d’agir [quand elle envahit un voisin], certains sont même radicalement en faveur de Poutine, explique Elina Dubova, une fonctionnaire née ici. Les jeunes sont plus critiques, discutent plus, s’informent différemment. » Ici, la population est russophone à plus de 90 % – trois fois plus que dans le reste du pays. Une conséquence de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’Estonie a été absorbée par l’URSS, les habitants de Narva n’ont pas eu le droit de revenir dans leur ville, rasée presque entièrement par les bombardements soviétiques. Ils ont été remplacés par des travailleurs venus de Russie, d’Ukraine et d’ailleurs, et dont les habitants actuels sont les descendants.
Pour les autorités estoniennes, il est impératif d’assimiler cette population jugée trop perméable à l’influence russe. Elles n’oublient pas que Vladimir Poutine a pris comme prétexte la défense des droits des russophones pour justifier son intervention en Ukraine. Quelques mois après l’invasion, le gouvernement a donc retiré tous les monuments glorifiant la période soviétique, dont un char T-34 et une statue de Lénine. Il a aussi acté la bascule de tout le système éducatif en estonien d’ici à 2030, alors que subsistaient encore des écoles enseignant dans les deux langues. « Après des années d’hésitation, les partis politiques se sont tous ralliés à cette réforme », explique le conseiller principal d’éducation d’un lycée de Narva, Rene Abramson.
Mais le chemin pour réduire l’influence du Kremlin est encore long, estime Maria Jufereva, députée aux racines russes. « Je ne pense pas que la Russie va nous attaquer avec des drones, mais beaucoup de russophones d’Estonie restent sous l’influence de la propagande du Kremlin », s’inquiète cette élue de la circonscription de Lasnamäe, un quartier de Tallinn où vit un tiers des russophones du pays. Un tribunal a encore récemment condamné une journaliste russo-estonienne, Svetlana Burceva, à six ans de prison pour sa collaboration avec un membre du FSB. Pour avoir dénoncé l’action de ces influenceurs, la parlementaire a été elle-même la cible de trolls poutiniens. « Ils avaient été créés pour me nuire, car la cinquantaine de comptes Instagram que j’ai bloqués avaient disparu le lendemain, explique-t-elle. La Russie mène une grande opération contre notre démocratie sur les médias sociaux. » En Estonie, la frontière à défendre se trouve aussi dans les têtes.
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