« Je pense que la candidature de Monacair a été privilégiée en raison du fait que Pierre et Andrea Casiraghi faisaient partie de la famille princière ». En mars 2025, une ancienne fonctionnaire de la Principauté n’y a pas été par quatre chemins lors de son audition par la Sûreté publique.

Il y a dix ans, C.M., aujourd’hui à la retraite, était cheffe de division au sein de la Direction de l’Expansion Économique (DEE). C’est à ce titre qu’elle a été appelée à siéger au sein de la commission technique d’analyse (CTA) « présidée par la ministre de l’Equipement » qui, en 2015, devait analyser les candidatures à l’exploitation de la ligne d’hélicoptères Monaco-Nice. Dossiers préalablement épluchés par un groupe de travail informel composé d’un comité de pilotage et d’un comité de travail.

Une ligne régulière exploitée depuis 1976 par la société Héli Air Monaco des frères Crovetto, en position de monopole, et qui sera réattribuée à Monacair dont les neveux du prince Albert II, Andréa et Pierre Casiraghi, étaient actionnaires. Certes minoritaires, mais en passe de monter au capital. Depuis cinq ans, la justice monégasque enquête pour répondre à une question : y a-t-il eu favoritisme?

« Tous les membres de la CTA étaient mal à l’aise »

Les frères Crovetto, qui s’estiment victimes d’une « magouille », ont porté plainte. L’information judiciaire ouverte notamment pour « prise illégale d’intérêt », « trafic d’influence », « faux témoignage », mais aussi « exercice illégal de la profession de banquier » et « violation de la réglementation relative aux investissements étrangers » a donné lieu à une myriade d’auditions.

Notamment celles de tous les membres de cette fameuse commission chargée de départager les offres des candidats. La plupart issus des institutions monégasques, de l’administration des Domaines à la direction de l’Équipement en passant par celle du Tourisme, n’en ont gardé que peu de souvenir.

Pour la plupart de ces fonctionnaires monégasques il s’agissait de leur première participation à une telle commission. Contrairement à C.M., qui avance une plus grande expérience mais n’en a pas moins été interloquée par les conditions de la mise en concurrence de cette liaison Monaco-Nice.

« Je ne saurais vous dire si j’avais déjà participé par le passé à une commission consultative dans le cadre d’un appel d’offres où le résultat était connu d’avance. Mais de manière certaine, assure-t-elle sur procès-verbal, c’est la première fois que je participais à une commission dans le cadre de laquelle régnait une ambiance aussi lourde. On sentait que tous les membres de la CTA étaient mal à l’aise. »

Un témoignage dissonant

Pour elle, le malaise venait du fait que « tout le monde savait que les jeux étaient faits et que notre présence ne servait à rien ». « Je pense que les autres membres de la CTA savaient également que la candidature de Monacair devait être privilégiée », assène-t-elle.

C.M. assure aussi avoir été affranchie par son « directeur de l’époque ». Même si ce dernier, entendu à son tour en avril, la désavoue: « Je ne lui ai donné aucune instruction, ni information particulière », martèle-t-il. D’ailleurs, les autres membres de la CTA, peu diserts, répondent par la négative à la question des policiers qui leur ont systématiquement demandé si cette commission avait pu être « influencée en faveur d’un candidat ».

Le témoignage de l’ex-fonctionnaire de la DEE pourrait, pour le moins, paraître dissonant… S’il n’était pas étayé par un certain nombre de documents récupérés au cours de l’enquête.

Il y a d’abord cette surprenante attestation établie fin 2015 par l’ancien chef de cabinet du Prince, Georges Lisimachio, en faveur de la société Monacair dans le cadre d’une procédure civile l’opposant à Héli Air Monaco.

Pourquoi avoir ainsi volé au secours de Monacair? N’était-ce pas antinomique avec ses fonctions au sein de la Maison souveraine? L’intéressé concède « avoir rarement établi ce type d’attestation » mais invoque son « devoir de réserve » face aux enquêteurs.

Des documents troublants

Ces derniers ont également mis la main sur des courriers et mails laissant supposer que l’idée de réattribuer la ligne exploitée par Héli Air aurait émergé bien avant qu’elle ne soit officiellement lancée en janvier 2015, et que les dirigeants de Monacair pourraient avoir été mis dans la confidence dès le mois de mars 2014.

Aux fins « qu’il puisse sans attendre prendre les mesures nécessaires pour se positionner », mentionne un document daté de juillet 2014, à destination d’un mystérieux « administrateur délégué », retrouvé dans l’ordinateur d’un membre de la Direction générale de l’Aviation civile française, depuis détaché à Monaco.

Un autre document exhumé d’une boîte mail, évoque une conversation entre le directeur de l’aviation civile et un des administrateurs de Monacair et énumère « les dispositions à envisager dans le cadre de l’appel d’offres qui sera organisé ». Un courrier daté du 4 mars 2014, soit plusieurs mois avant que cette mise en concurrence ne soit officiellement actée.

Confrontés à ces documents, l’ancien et le nouvel administrateur des Biens de la Couronne, eux aussi entendus dans cette affaire, reconnaissent tous deux qu’ils sont pour le moins troublants.

Communiquer de telles « informations privilégiées » ne pourrait-il pas être « considéré comme une grave irrégularité pouvant porter atteinte au principe d’égalité entre les candidats », les interroge tour à tour les enquêteurs.

« Je reconnais que cela est perturbant… Si c’est le cas, je suis d’accord avec votre interprétation », reconnaît Claude Palmero. Idem pour son successeur Salim Zeghdar quelques mois plus tard: « Je suis d’accord avec vous ». C’est d’ailleurs bien le seul point sur lequel les deux hommes s’accordent.

La genèse

Qui voulait la peau des frères Crovetto dans les hautes sphères de Monaco? C’est la question en arrière-plan de l’enquête Héli Air Vs Monacair. Ces derniers mois, Monaco-Matin a rencontré plusieurs acteurs de ce dossier dont le média Bloomberg a récemment publié des extraits d’audition d’une ancienne fonctionnaire de l’État, jurant que l’appel d’offres lancé par le gouvernement en 2015, pour l’attribution de la liaison hélicoptère Monaco-Nice, était biaisé au profit de Monacair.

Actionnaires de cette société, Andrea et Pierre Casiraghi auraient-ils été favorisés face à la fratrie Crovetto? Fumisterie selon leurs avocats, qui soulignent que les neveux du Prince n’avaient pas de rôle actif dans cette société quand le ministre d’État de l’époque, Michel Roger, a tranché.

Rétrospectivement, des langues se délient sur la « mauvaise réputation » d’Héli Air. Après plusieurs négociations âpres et infructueuses, notamment pour une fusion avec Monacair, le tempérament des Crovetto avait semble-t-il eu raison de la patience de l’État. Tout comme le fait de devoir « équilibrer financièrement l’exploitation de la ligne », ce qui n’était plus envisageable avec la nouvelle convention.

Au sein de la Commission technique d’analyse chargée d’étudier les candidatures, en 2015, la ministre des Transports, Marie-Pierre Gramaglia, aurait d’ailleurs « remis en question les prestations de Héli Air ». Nuisances sonores, confort, performances… les membres de la commission chargée de départager les candidats ont de plus déclaré aux policiers que les garanties apportées par Monacair étaient supérieures à celles de Héli Air.

Mais alors, que ne digère pas Héli Air?

Un impossible terrain d’entente

Dans un communiqué adressé par leur avocat Me Dominique Anastasi, les frères Crovetto pointent une lettre du 3 décembre 2014, qui leur annonce que « l’État de Monaco a décidé de résilier la Convention concédée à la société Héli-Air Monaco (HAM) en 1996 ». « Cette résiliation a été prononcée au motif de l’intérêt général, sans invoquer une faute quelconque de HAM », insistent-ils. En mars 2O15, HAM n’est d’ailleurs pas exclu du nouvel appel d’offres.

« C’est par une décision prise à la mi-octobre 2015, aux termes d’un calendrier imprévisible, que HAM a été évincé », poursuit le communiqué.

Dès 2016, ils assignent l’État monégasque en réparation. Montant de leurs demandes judiciaires: 44 millions d’euros. Mais le tribunal ne retient pas le préjudice causé par cette résiliation.

Dans le cadre de cette procédure civile, ils vont découvrir qu’il s’est écoulé « exactement 3 heures » entre l’ouverture des dossiers de candidature et la réunion de la commission technique d’analyse devant statuer. Des éléments qui poussent les Crovetto à porter l’affaire au pénal.

Pour autant, « au mois de septembre 2023 », leur avocat affirme avoir été invité « par un membre du gouvernement à une réunion en présence du directeur de Cabinet de SAS Albert de Monaco, et de l’Administrateur des biens ». Pour savoir « si HAM était disposé à transiger ».

Au Palais, on évoque une réunion supplémentaire où il aurait été précisé au camp Crovetto qu’il était trop tard dès lors que la machine judiciaire était lancée.