Le secrétaire américain à la Santé, Robert F. Kennedy Jr., a annoncé cette semaine que les États-Unis cesseront de financer le développement des vaccins à ARN messager (ARNm). Pour ceux qui étudient cette technologie depuis des décennies, cette décision est incompréhensible.
C’est une erreur. Nous allons perdre la possibilité de guérir des maladies, prévient Jeff Coller, professeur au département de biologie et de thérapie de l’ARN de l’Université Johns Hopkins, à Baltimore.
Au total, 22 projets de recherche portant sur le développement de traitements contre la grippe aviaire ou encore la grippe porcine seront annulés. Cela représente environ 500 millions de dollars américains en subventions.
Comme de nombreux chercheurs dans le domaine, Pierre Thibault est outré. C’est vraiment troublant. C’est un coup de massue qui pourrait avoir des conséquences très néfastes, voire même irréparables, dit ce professeur au Département de chimie de l’Université de Montréal, qui dirige l’unité de recherche en protéomique et spectrométrie de masse bioanalytique de l’Institut de recherche en immunologie et en cancérologie.
Thomas Duchaine, professeur et directeur du département de biochimie de l’Université McGill, abonde dans le même sens.
C’est un drame pour la recherche. Il y avait beaucoup de momentum venant des États-Unis. On vient de perdre un chef de file dans la recherche ARNm.
Une citation de Thomas Duchaine, directeur du département de biochimie de l’Université McGill
Ce professeur comprend mal la décision de Robert F. Kennedy Jr., alors que le président américain, Donald Trump, avait, lors de son premier mandat, financé l’opération Warp Speed, une initiative visant à accélérer le développement d’un vaccin contre le coronavirus.
Pour l’Alliance for mRNA Medicines (AMM), un organisme voué à la promotion des thérapies et des vaccins à base d’ARNm, Warp Speed a marqué le début d’un nouveau chapitre dans le domaine de la biotechnologie.
Selon eux, l’opération a placé les États-Unis à l’avant-garde de ce que beaucoup d’experts considèrent comme la quatrième grande vague d’innovation pharmaceutique, après les médicaments à petites molécules, les produits biologiques et les thérapies cellulaires et géniques.
Sans compter que le lendemain de son assermentation, en janvier, le président Trump chantait les louanges du milliardaire et entrepreneur technologique Larry Ellison pour ses investissements en recherche et développement de vaccins à ARNm contre le cancer.
Toutefois, lorsque Robert F. Kennedy Jr., qui a un penchant pour les théories du complot et tient un discours antivaccins, a été nommé secrétaire à la Santé, plusieurs ont commencé à craindre que cette technologie, qui est pourtant une source d’espoir dans la lutte contre le cancer, soit mise au rancart.
Pourquoi le président Trump permet-il à RFK Jr. de ternir son héritage, celui d’avoir mis en place cette intervention médicale qui a sauvé des milliers de vies?, demande M. Coller, qui est également membre de l’Alliance for mRNA Medicines.
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Robert F. Kennedy Jr. parle lors d’un rassemblement pour appuyer le droit aux exemptions religieuses pour la vaccination en février 2019 à Olympia, dans l’État de Washington.
Photo : Associated Press / Ted S. Warren
Une décision qui n’est pas fondée sur des faits ni sur la science
Pour justifier sa décision, le secrétaire Kennedy dit avoir examiné les données scientifiques, écouté les experts.
Mais où sont ces données qu’il utilise pour discréditer la technologie, demande Jeff Coller? Il ne divulgue pas au public les données qu’il prétend avoir utilisées pour prendre sa décision. Il met les freins pour des raisons politiques.
Pourtant, précise M. Duchaine, il n’y a pas un vaccin qui a été évalué à aussi grande échelle [que celui contre la COVID-19].
De nombreuses études évaluées par des pairs ont montré que les vaccins à ARNm ont été très efficaces pour prévenir les formes graves de la maladie et se sont révélés à maintes reprises extrêmement sûrs. Des chercheurs ont estimé que le vaccin à ARNm contre la COVID-19 a sauvé 20 millions de personnes (nouvelle fenêtre).
Une technologie pas si nouvelle
Malgré tout, cette technologie est trop nouvelle pour être utilisée à grande échelle, soutient le secrétaire Kennedy pour justifier l’annulation des subventions.
Pourtant, derrière le rapide déploiement des vaccins à ARNm contre la COVID-19 se cachent des décennies de recherche.
Les gens pensent que tout ça a été développé rapidement, mais c’est basé sur une cinquantaine d’années de recherche. Ce sont des recherches fondamentales de très longue haleine, explique Thomas Duchaine.
En 2023, la Hongroise Katalin Kariko et l’Américain Drew Weissman ont remporté le prix Nobel de médecine pour leurs contributions au domaine des vaccins à ARN messager, mais ils ont commencé à étudier le potentiel thérapeutique de l’ARNm dès la fin des années 1990.
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La Hongroise Katalin Kariko et l’Américain Drew Weissman ont remporté le prix Nobel de médecine grâce à leurs avancées dans le domaine des vaccins à ARN messager.
Photo : Reuters / PEGGY PETERSON/PENN MEDICINE
De nombreux chercheurs canadiens ont également contribué à ce domaine, souligne Silvia Vidal, professeure de physiologie microbienne/génétique au département de microbiologie et d’immunologie de l’Université McGill.
Par exemple, dans les années 1970, le biochimiste Pieter Cullis (nouvelle fenêtre) a créé à l’Université de la Colombie-Britannique des nanoparticules de lipides, de minuscules enveloppes biologiques qui permettent de transporter les médicaments dans notre organisme. Sa technologie est au cœur des vaccins à base d’ARNm contre la COVID-19.
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L’ARN messager (en jaune) doit être protégé par une forme de «bulle», appelée nanoparticule lipidique, qui lui permet aussi de pénétrer dans la cellule.
Photo : Acuitas Therapeutics
C’est pourquoi on a pu développer des vaccins contre la COVID-19 si rapidement : on avait les bases scientifiques.
Une citation de Pierre Thibault, Université de Montréal
L’ARNm et son rôle dans le développement de traitements thérapeutiques
Même avant la pandémie, l’utilisation de vaccins à ARNm faisait l’objet d’études pour lutter contre la grippe, le virus Zika, le virus de la rage et le cytomégalovirus, ainsi que le cancer et certaines maladies rares.
Plus nous étudions le potentiel thérapeutique de l’ARNm, plus nous voyons que les possibilités sont très vastes, explique Silvia Vidal, qui contribue à l’initiative de recherche De l’ADN à l’ARN (D2R), avec de nombreux chercheurs canadiens, dont Thomas Duchaine. Leur but : mettre au point des médicaments révolutionnaires de type ARN, basés sur la génomique.
À ce jour, il y a plus de 120 essais cliniques en cours pour tester l’efficacité de divers vaccins ARNm (nouvelle fenêtre). Récemment, une petite étude a montré des résultats très prometteurs dans le cas de patients atteints d’un cancer du pancréas (nouvelle fenêtre).
La pandémie a mis en lumière la capacité des vaccins à ARNm à être mis au point et produits bien plus rapidement que les vaccins traditionnels.
M. Thibault, qui travaille à un vaccin contre le cancer, est convaincu que cette technologie est essentielle pour l’élaboration de thérapies personnalisées et est possible grâce à sa grande flexibilité.
La peur de l’inconnu, une autre frein aux financement
Malheureusement, le message du potentiel extraordinaire de cette technologie risque d’être éclipsé par les propos de M. Kennedy, qui a d’ailleurs qualifié le vaccin à ARNm contre la COVID-19 de vaccin le plus mortel jamais fabriqué.
Comme chercheur, c’est un peu désarmant de voir que la population peut facilement acheter des arguments qui ne sont pas fondés sur des recherches.
Une citation de Pierre Thibault, professeur au Département de chimie de l’Université de Montréal
Malgré cela, le professeur Coller comprend la méfiance de certaines personnes.
Le fait que que la technologie ARNm ait été introduite pour la première fois sous forme de vaccin en pandémie, alors qu’il y avait beaucoup d’angoisse, cela a contribué à la méfiance. Si la technologie ARNm avait été présentée au public en premier comme un traitement contre le cancer, nous serions probablement dans une situation très différente aujourd’hui.
Les États-Unis seront à la traîne
Toutes ces avancées scientifiques risquent de stagner, s’inquiète M. Thibault. Ces domaines nécessitent des investissements à long terme. Toute forme d’instabilité financière va compromettre la translation de nouvelles découvertes en application clinique.
Il n’est pas clair si M. Kennedy interdira toutes les thérapies à base d’ARNm en cours de développement contre le cancer, les maladies auto-immunes et les maladies génétiques rares.
Déjà, certains États américains tentent d’interdire ou de restreindre l’utilisation des médicaments à base d’ARNm pour les maladies infectieuses.
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L’Allemagne est l’un des pays qui investit beaucoup dans la recherche sur les vaccins à ARNm. BioNTech, une société allemande de biotechnologie, a collaboré avec Pfizer pour mettre au point un vaccin contre la COVID-19.
Photo : Reuters / WOLFGANG RATTAY
Ce type d’intervention politique jette un froid sur le milieu académique et pharmaceutique, déplore M. Coller.
De plus en plus de chercheurs craignent de ne plus pouvoir faire leur travail. Il y a des chercheurs en cancérologie pédiatrique qui n’osent pas parler de leur recherche liée à l’ARNm parce qu’ils ont peur que leur financement soit retiré et que ces enfants ne soient pas traités, raconte le professeur Coller.
Certains chercheurs songent à modifier leur champ de recherche ou à s’établir dans un autre pays.
Et puisque Robert F. Kennedy Jr. est également responsable de l’Agence américaine des médicaments (FDA), certaines entreprises qui souhaitent investir dans cette technologie redoutent que leurs nouvelles thérapies soient rejetées pour des raisons politiques.
Essentiellement, on dit que la technologie ARNm n’est tout simplement pas la bienvenue aux États-Unis, dit M. Coller, qui ajoute que, dans ce contexte, les sociétés pharmaceutiques préféreront investir ailleurs qu’aux États-Unis.
Selon l’Alliance for mRNA Medicines (AMM), environ deux tiers des emplois dans le secteur de l’ARNm sont basés aux États-Unis.
Contrairement aux Américains, la Chine, mais aussi la France, l’Allemagne et le Canada multiplient leurs investissements dans la recherche sur l’ARNm.
Au Canada, l’initiative de recherche De l’ADN à l’ARN (D2R) (nouvelle fenêtre) de l’Université McGill a obtenu un financement de 165 millions de dollars du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada, du gouvernement du Québec et de partenaires philanthropiques et industriels.
MM. Thibault et Duchaine, ainsi que Mme Vidal, souhaitent toutefois que le Canada investisse davantage dans ce domaine afin de combler le vide laissé par les États-Unis.
La médecine et la science dans la mire de RFK Jr.
L’annonce de M. Kennedy sur les vaccins à ARNm signale un changement dans les priorités en matière de développement de vaccins, peut-on lire dans le communiqué de presse du département de la Santé.
Depuis son entrée en fonction, Robert F. Kennedy Jr. a souvent laissé entendre que les vaccins pourraient avoir un lien avec l’autisme, même si des décennies de recherche ont conclu qu‘il n’y a aucune corrélation entre les deux.
Il a annoncé l’annulation d’un contrat de 590 millions de dollars américains conclu avec Moderna pour la mise au point d’un vaccin contre la grippe aviaire.
En juin, il a licencié les 17 membres d’un comité chargé de formuler les recommandations officielles du gouvernement en matière de vaccination, les remplaçant par ses propres collaborateurs.
Ce nouveau groupe d’experts a déjà voté l’interdiction d’un agent conservateur thimérosal utilisé depuis longtemps dans les vaccins, mais ciblé par le mouvement anti-vaccination, malgré son excellent bilan en matière de sécurité.
Il a également retiré le vaccin contre la COVID-19 du calendrier de vaccination recommandé par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) pour les enfants en bonne santé et les femmes enceintes.