La fermeture de la voie nord du « périphérique » de Berlin (A100), en mars dernier, est arrivée sans crier gare. Après la découverte d’importantes fissures dans le tablier et les piliers du Ringbahnbrücke, un tronçon d’autoroute suspendu de plus de 200 mètres, les autorités en charge ont décidé de fermer d’urgence les trois voies qui montent vers le nord.
Sur les trois restantes, une circulation à double sens a été organisée en catastrophe pour permettre le passage d’environ 20 000 véhicules par jour. Puis, pendant un mois, les pinces à béton des pelleteuses ont grignoté jour et nuit le pont défaillant. Le tout sur webcam et avec une belle couverture médiatique pour garantir aux Berlinois que la puissance publique peut réagir vite. Mais les experts les plus optimistes pensent que la reconstruction ne prendra pas moins de quatre ans…
Cette fois-ci, Berlin a évité de justesse une catastrophe du type de l’effondrement du Pont Morandi à Gênes en 2018 dans lequel 43 personnes avaient trouvé la mort. Mais sur les 2 700 ponts que compte la capitale, pour la plupart construits dans les années 1960, seulement 25 % sont considérés en bon état. A l’époque, personne n’avait prévu l’explosion du trafic routier ou l’augmentation significative du poids des camions. Aujourd’hui, 120 ponts sont dans un état critique et doivent être rénovés d’urgence.
« Nous devons absolument parvenir à accélérer la planification et les procédures administratives au niveau fédéral et régional », constate Uta Bonde, la sénatrice CDU du Land de Berlin en charge des transports.
Arne Huhn, référent de la ville de Berlin pour les ponts, pointe aussi le manque cruel de personnel. Onze de ses collaborateurs directs sont en CDD, a-t-il expliqué à la presse locale. Et une seule personne au sein de l’administration communale des Transports est responsable de l’inspection des ouvrages : « Nous essayons de compenser en faisant appel à des cabinets externes. »
Conséquences économiques
L’histoire du Ringbahnbrücke n’est pas isolée en Allemagne. Le ministère fédéral des Transport évalue à environ 4 000 de nombre de ponts dans un état critique. Les histoires de catastrophes évitées de justesse pullulent.
Comme à Dresde, où un morceau des tabliers du pont Carola, qui enjambe l’Elbe et relie les deux parties de la ville, s’est effondré dans le fleuve le 11 septembre 2024 à trois heures du matin. Sans faire de victime, mais en emportant les voies de tramway et les pistes cyclables, et en sectionnant deux conduites centrales pour le chauffage urbain.
Le risque n’est pas seulement humain, mais aussi économique et écologique. La Société de construction routière du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a par exemple évalué que pour tenir les objectifs régionaux de développement du parc éolien, plus de 20 000 convois exceptionnels devraient sillonner le Land d’ici à 2027. Or, dans la région, près de 1 000 ponts sont interdits aux transports spéciaux et autres convois exceptionnels. Bien sûr, des itinéraires de délestage existent. Mais le coût et le temps de transport des mâts, pales et turbines d’éoliennes risquent d’exploser.
L’effondrement du tunnel ferroviaire de Rastatt, lors de travaux de forage en 2017, montre que les conséquences peuvent aussi sortir du cadre national. Cet accident a bloqué pendant des semaines le crucial corridor Rhin-Alpes qui relie par le rail les ports de Gênes et de Rotterdam en passant par l’Allemagne et la Suisse. L’interruption totale pendant sept semaines a conduit au détournement de 1 200 trains de marchandises par semaine avec un chaos ferroviaire et des pertes estimées à au moins 2 milliards d’euros. Toujours fermé, le tunnel doit ouvrir en 2026.
Le rail mal en point
Pour un pays fortement exportateur et qui joue, en principe, un rôle central de plateforme logistique pour les convois militaires de l’Otan, l’état des 33 000 kilomètres de rails du réseau ferroviaire allemand est particulièrement délabré. C’est la conséquence de décennies de sous-investissements et mais aussi d’une tentative désastreuse d’introduction en Bourse de la Deutsche Bahn, la SNCF allemande.
L’état des 33 000 km de rails du réseau ferroviaire allemand est particulièrement délabré. C’est la conséquence de décennies de sous-investissements
Les grands axes principaux, tels que Cologne-Francfort, Francfort-Mannheim ou Hambourg-Berlin sont complètement saturés. Selon la DB, 26 % des aiguillages sont en mauvais état, mais aussi 11 % des ponts, 23 % des voies, 42 % des passages à niveau et 48 % des postes d’aiguillages.
« Le réseau allemand est en partie trop vieux et manque de capacités », résumait Phillip Nagl, le président du conseil d’administration de DB InfraGO, (gestionnaire du réseau ferroviaire), dans un rapport interne de 2023.
Le retard d’investissements est évalué à au moins 100 milliards d’euros. Fin 2024, Deutsche Bahn a finalement lancé le programme de rénovation dit « S3 », soit 53 milliards d’euros d’investissements dans le réseau et les gares, dont 26 milliards d’euros pour la remise en état des grands corridors, comme la liaison Berlin-Hambourg, qui est entièrement interrompue à partir de ce mois d’août et pour neuf mois.
La réalisation de ces chantiers doit être en principe bouclée entre 2027 et 2030. En attendant, le taux de ponctualité des grandes lignes de trains continue à s’effriter avec seulement 65,2 % des trains arrivés à l’heure en 2024, contre 80,2 % en 2020.
La DB a aussi accumulé une dette de 32,57 milliards d’euros. En 2024, on compte 700 millions de manques à gagner du fait de la grève des conducteurs de locomotives, mais surtout des dédommagements colossaux versés aux clients.
Sous-investissement chronique
Ces infrastructures en mauvais état soulignent le sous-investissement public chronique :
« Aucun pays de l’UE n’investit aussi peu dans ses infrastructures publiques que l’Allemagne. En moyenne européenne, environ 3,7 % du PIB ont été consacrés chaque année depuis 2000 aux routes, à la construction d’écoles et à d’autres investissements publics. Avec une moyenne de 2,1 %, l’Allemagne se situe nettement en dessous », souligne Felix Rôsel, professeur d’économie urbaine et régionale à l’Université technique de Braunschweig.
Selon lui, les analyses les plus serrées ne permettent pas d’expliquer cet écart par les seuls facteurs économiques, fiscaux, démographiques ou institutionnels, ni même par le célèbre frein à l’endettement budgétaire :
« La faiblesse des investissements allemands semble être devenue une maladie chronique, dont d’autres facteurs, tels que la lenteur des procédures de planification et le manque de personnel, sont probablement responsables », ajoute-t-il en pointant les facteurs aggravants que sont la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, l’augmentation du prix des matériels ou les choix politiques.
Ce dernier point explique par exemple l’important retard allemand sur le développement du réseau de fibre optique. Selon les chiffres de l’OCDE (juin 2024), 70,6 % des connexions haut débit en France se font par fibre optique, contre seulement 12,17 % en Allemagne, pour une moyenne de 44,3 % dans l’OCDE.
A la fin des années 1970, le chancelier Helmut Schmidt avait prévu un grand plan national d’installation de la fibre optique. Mais l’arrivée d’Helmut Kohl au pouvoir en 1982 a tout changé. Celui-ci a misé sur le câble en cuivre moins cher et plus facile à installer. Les conservateurs ont aussi pensé faciliter le développement des chaînes privées de leur ami Léo Kirch, les télévisions publiques étant jugées comme bien trop à gauche.
Le déploiement de la fibre optique a ainsi été retardé de plusieurs décennies. Le Bundestag a toutefois amendé, le 26 juin dernier, la loi allemande sur les télécommunications. Celle-ci stipule désormais que le déploiement des réseaux de fibre optique et la pose des mats pour la 5G, relèvent d’un « intérêt public majeur ».
Les villes, les communes et les districts ont accumulé un retard d’investissements de 215,7 milliards d’euros. Le secteur scolaire est particulièrement touché
Les collectivités n’échappent pas au désastre. L’Association des villes et des communes allemandes (DStGB) parle d’une « crise financière catastrophique ». Selon une étude de la Banque fédérale de développement (KfW), les villes, les communes et les districts ont accumulé un retard d’investissements de 215,7 milliards d’euros. Le secteur scolaire est particulièrement touché (67,8 milliards d’euros de retard d’investissement), les investissements dans les routes arrivant en deuxième position (54,4 milliards d’euros).
Un plan d’investissement moins ambitieux
Dans ces conditions, la décision de la nouvelle coalition de créer un fonds spécial avec un volume d’emprunt de 500 milliards d’euros à dépenser sur douze ans, a éveillé beaucoup d’espoir et de désirs. Mais aussi des craintes.
En effet, le projet de loi initial prévoyait que ces sommes seraient exclusivement dépensées dans le renouveau des infrastructures, et non pour remplacer les investissements déjà prévus dans les budgets courants. Pour obtenir l’appui du groupe écologiste, il a aussi été décidé que sur ces 500 milliards d’euros, 100 milliards d’euros iraient alimenter le Fonds pour le climat et la transformation (KTF). Enfin, que 100 milliards d’euros iraient aux Länder (40 %) et aux communes (60 %).
Or, suite à la pression des Länder, la disposition qui prévoit d’attribuer 60 milliards d’euros exclusivement aux communes a été supprimée de la loi de création du fonds. Comme souvent dans le cadre du fédéralisme, ces dernières risquent d’être les parents pauvres de la négociation budgétaire.
Par ailleurs, l’obligation de supplémentarité inscrite dans le projet de loi – c’est-à-dire l’exigence d’utiliser l’argent exclusivement pour des investissements supplémentaires – a aussi été supprimée.
« Nous constatons que certains Länder réduisent déjà leurs budgets d’investissement réguliers et comblent le vide avec les fonds du fonds spécial », a expliqué le directeur général de la Fédération allemande de l’industrie du bâtiment, Tim-Oliver Müller.
Pour leur part, les écologistes sont furieux depuis que la ministre de l’Economie, Katarina Reiche a décidé que quelques milliards seraient prélevés sur le KTF pour faire baisser les prix du gaz. « Le fonds spécial est une chance historique de moderniser l’Allemagne – mais la coalition noire-rouge en fait la plus grande gare de triage de l’histoire de l’après-guerre », a critiqué le vice-président du groupe parlementaire des Verts au Bundestag, Andreas Audretsch qui estime que « chaque euro détourné est une promesse non tenue ».
A cela, le président de l’Institut de recherche économique de Munich (Ifo), Clemens Fuest, ajoute une mise en garde :
« La forte augmentation des dépenses d’armement et le fonds pour les infrastructures ne doivent pas faire oublier que les marges de manœuvre financières sont limitées », rappelle-t-il.
En raison de l’endettement croissant, les dépenses d’intérêts, qui s’élèvent aujourd’hui à environ 30 milliards d’euros, passeront à plus de 60 milliards d’euros en 2029. Par conséquent, il ne restera que peu de marge de manœuvre pour les autres dépenses publiques.
« Si la coalition se repose sur les marges d’endettement élargies et néglige les réformes structurelles, elle échouera et aggravera les problèmes économiques de l’Allemagne », a-t-il déclaré en évoquant entre autres une incontournable négociation sur les retraites et le système de protection sociale.