«Ils ont fait une erreur, ils m’ont laissé en vie », a plaisanté Stephen Colbert, l’animateur du Late Show, dont la fin est programmée pour mai 2026. La suppression de ce talk-show iconique aux Etats-Unis, né en 1993, a déclenché un raz-de-marée médiatique. Sur les réseaux sociaux, les vidéos de l’annonce de Stephen Colbert prolifèrent. Populaire, l’humoriste est l’un des détracteurs les plus virulents de Donald Trump. En 2017, il lançait notamment : « Pour information, je ne suis pas président des Etats-Unis. Je ne suis qu’un animateur complètement stupide. Je ne serai donc pas président avant quatre ans. »

Depuis, il n’a jamais cessé de viser Donald Trump – source d’inspiration comique apparemment inépuisable. Or, Paramount, maison-mère de CBS, est au coeur d’une fusion-acquisition ayant besoin de l’approbation de l’Autorité de régulation des télécommunications (FCC) dont le patron a été nommé par… le président américain. Plus troublant, l’annonce de l’annulation est survenue trois jours après qu’il a critiqué Paramount d’avoir versé 16 millions de dollars à Donald Trump dans une affaire de montage jugé trompeur, un règlement qu’il a qualifié de « pot-de-vin ». Ce timing a nourri les soupçons de pressions politiques contre le Late Show et son animateur, directement venues de la Maison-Blanche.

Un « martyr pour la cause »

Stephen Colbert a lui-même repris ces accusations à demi-mot, assurant que désormais « les hostilités sont ouvertes » et invitant Donald Trump à « aller se faire foutre ». L’animateur a tout de même encore dix mois pour continuer à influencer l’opinion publique américaine et peut-être même propulser sa notoriété. Pour beaucoup, le sexagénaire est devenu le « visage » d’une « tendance plus large des institutions – cabinets d’avocats, médias ou universités – à capituler face à Donald Trump », analyse James Poniewozik, journaliste au New York Times et spécialiste de la télévision américaine.

« Stephen Colbert a toujours été perçu comme un comédien au talent unique. A présent, [il pourrait devenir une] voix à laquelle l’opposition se réfère pour dénoncer l’hypocrisie et l’idiotie de l’administration Trump », abonde Steve Granelli, professeur de communication à l’université de Northeastern. Et, comme le rappelle Matt Sienkiewicz, directeur du département de communication du Boston College et auteur de That’s Not Funny : How the Right Makes Comedy Work for Them (Ed. Hardcover), « rien ne renforce autant l’image publique d’un héros que le sentiment d’être un martyr pour la cause ».

Sous les feux de la rampe

Sur les réseaux sociaux, des milliers d’internautes ont exprimé leur colère. Dans certaines grandes villes, des petits groupes se sont réunis devant les locaux de CBS pour protester contre ce qu’ils considèrent comme une censure. L’audience du Late Show a bondi de 81 % selon Samba TV, citée par SSB Crack News. Quant à la vidéo YouTube de l’annonce de l’annulation, elle a dépassé les 11 millions de vues, un record pour la chaîne.

La candidate malheureuse à la présidentielle Kamala Harris a d’ailleurs accordé sa première interview médiatique depuis des mois à Stephen Colbert. « La décision de CBS a davantage attiré l’attention sur Stephen Colbert, sur ce qu’il dit, ce qu’il dira et ce qu’il fera à l’avenir », remarque Steve Granelli. Un projecteur dont la lumière est vive même s’« il s’agit très probablement d’un phénomène temporaire », nuance Matt Sienkiewicz.

Moins d’audiences, plus d’originalité

Privé du Late Show, Stephen Colbert pourrait perdre son mégaphone. Où qu’il aille, « avec un taux d’approbation de Trump inférieur à 40 % dans les derniers sondages américains, il existe clairement un public pour le contenu qu’il propose », note Stephen Farnsworth, professeur de sciences politiques à l’université de Mary Washington et coauteur du livre Late-Night in Washington : Political Humor and the American Presidency.

Toutefois, « cette annulation marquera probablement un déclin de son influence en matière d’audience », assure James Poniewozik. « Même si les audiences des talk-shows de fin de soirée ont baissé, peu de plateformes ont la même portée grand public. Une émission en streaming ou un podcast pourrait lui offrir un support plus adapté à sa sensibilité et à son intellect décalés, mais le compromis pourrait être de toucher un public plus restreint », décrypte le journaliste.

Une analyse partagée par Matt Sienkiewicz : « Nous entrons dans une période où la comédie, comme la plupart des formes de divertissement, n’est considérée comme économiquement viable que lorsqu’elle s’adresse à des segments plus restreints de personnes partageant des opinions relativement similaires. » Au fond, « Colbert prêche des convertis, comme presque tous les prédicateurs », note le journal espagnol El País. Bonne nouvelle toutefois pour Stephen Colbert, l’air du temps est aux silos non communicants et dans une Amérique coupée en deux, il a capté l’attention de la moitié du pays.

Un « dernier espoir » de résistance

« C’est une personnalité très attractive, et des offres alléchantes devraient donc lui être présentées dans les mois à venir », prédit Stephen Farnsworth. Reste à voir quelle orientation il prendra. Car l’humoriste s’est mué en icône politique. El País parle même de « dernier espoir ». Or, « si la seule force capable de mettre Trump un tant soit peu mal à l’aise est une star de la télévision, cela signifie que rien ni personne ne lui tient tête », tance le journal espagnol.

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Un manque d’opposition déploré par Kamala Harris elle-même, dans le fauteuil du Late Show : « J’ai prédit beaucoup de choses, mais je ne m’attendais pas à la capitulation » face aux attaques du président contre la démocratie américaine, a-t-elle soupiré. Et Steve Granelli de conclure : « Lorsque la distance avec le pouvoir devient telle qu’il devient effrayant de contester, de questionner ou de se moquer de ceux qui le détiennent, il n’y a plus d’égalité des voix ni de diversité de points de vue permettant un véritable débat ou une réelle délibération. Il ne reste qu’un pouvoir autoritaire qui étouffe toute moquerie ou dissidence. »