« Je suis un Toulonnais de souche », se présente Bertil Fabre, ancre marine tatouée sur le bras. Né en 1970 au pied du Faron, son nom de famille est bien connu en bord de rade. « Mon grand-père Henri Fabre était le premier adjoint de la ville de Toulon*. Et mon papa était “l’opticien à ne pas perdre de vue” sur la place de la Liberté. » En sport étude tennis avec Fabrice Santoro, le jeune Bertil doit passer son baccalauréat A2 (littéraire) au lycée Dumont d’Urville. Mais à Noël, un de ses cousins vivant au Canada lui lance une invitation. « Deux mois plus tard, j’avais un billet d’avion pour aller passer une semaine à Montréal. » Lui qui n’avait quitté le Faron et le Mourillon qu’une seule fois pour aller à Paris, se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique.

« Le premier jour à l’école, j’ai eu un choc culturel »

« Je suis arrivé en février. Il y avait un mètre de neige. Je sors de la voiture et je me dis: c’est quoi cette ville ensevelie sous la neige où les gens font la queue devant les bars un dimanche soir! » Une ville jeune où les gens sortent même en hiver, l’envie d’ailleurs commence à germer dans l’esprit du jeune Toulonnais… « Je suis passé devant une école hôtelière et j’ai demandé à m’inscrire. » De retour dans la rade, il informe ses parents: « Je veux étudier à Montréal ». Une fois le bac en poche, il part faire sa rentrée là-bas. « Normalement, quand on est issu d’une famille toulonnaise, on ne quitte pas Toulon… Mais mes parents ont été extraordinaires, ils ont cru en moi et vu que c’était une opportunité. »

« Le premier jour à l’école, j’ai eu un choc culturel. » La pédagogie, l’accent québécois, le système éducatif. Au Canada, tout est différent. Ses professeurs croient en lui. « J’ai eu mon diplôme de service de table au bout d’un an et je me suis réinscrit pour poursuivre mes études. » À la fin de sa formation, le groupe hôtelier canadien Delta l’accepte en stage. Du ménage dans les chambres à la découpe des carottes en cuisine… Il apprend le métier. « J’ai attrapé la piqûre de l’hôtellerie. » Le « frenchie » a de l’ambition et rêve de devenir directeur général de l’hôtel.

En attendant, il débute comme superviseur de l’entretien ménager. Quelques mois plus tard, on lui propose un poste en Floride. Le « petit Toulonnais » s’envole pour Miami. Les scores de satisfaction des clients du Sheraton explosent. On lui demande de rester. Entre-temps, le Varois s’est marié avec une Québécoise, enceinte de leur premier enfant. « Ma femme allait accoucher, j’ai refusé le poste et je suis rentré à Montréal, pour travailler à la réception puis comme auditeur de nuit d’un hôtel de 456 chambres. » Il gravit les échelons. « Les gens me formaient puis leur poste se libérait, donc je prenais leur succession. »

Mal du pays en 1998

Sauf qu’en 1998, le mal du pays le guette. « Je m’ennuyais de la France, de Toulon et de ma famille. Ma femme accepte. On prend le chat, notre enfant de quatre ans et on vient habiter chez mes parents à Toulon. » Il fait la tournée des établissements de la Côte d’Azur avec des CV sous le bras. Mais la réponse est invariablement la même: « Nous vous remercions pour votre intérêt… » Mais aucun poste n’est disponible. Il postule alors dans les grands hôtels parisiens et le Hilton lui ouvre les portes. « Une expérience extraordinaire. »

À Paris sa conjointe ne trouve pas d’emploi, le Québec lui manque… Et la vie est chère dans la capitale française. « J’étais revenu en France pour me rapprocher de ma famille, mais je ne les voyais jamais. » Dix mois plus tard, retour chez les cousins d’Amérique. Bertil Fabre occupe alors le poste directeur adjoint de l’entretien ménager dans un hôtel de 1.000 chambres, le plus grand de Montréal. Tous les deux ou trois ans, il change de poste « pour évoluer ».

À 42 ans, fort de vingt ans d’expérience, il réalise enfin son rêve: devenir directeur général de l’hôtel Delta où il a effectué son premier stage. Il gère alors 300 employés pour un chiffre d’affaires de 40 millions de dollars. Cinq ans plus tard, le géant hôtelier américain Marriott a racheté Delta et l’ascension continue. Le Toulonnais est nommé à la tête du Sheraton Montréal, puis, depuis le 1er janvier 2025, directeur régional du groupe pour le Québec. Il gère désormais 5 hôtels et 2.500 employés. Et devient le président du conseil d’administration des grands hôtels de Montréal. « Je participe activement à la vie économique locale et j’aime ça. » La prochaine étape? « Ce serait de prendre tout l’est du Canada, soit une trentaine d’hôtels. »

Ce bourreau de travail s’accorde aussi quelques plaisirs et des moments de détente. « Je vais faire du ski de fond dans un parc à côté de chez moi, en plein centre d’une agglomération de 4,5 millions d’habitants, c’est inimaginable! » Sa famille vit dans le vieux quartier Rosemont. Avec sa femme, qui tient deux boutiques dans le vieux Montréal, ils apprécient les activités de plein air. « Après le travail, on peut aller skier ou faire du snowboard à 35 minutes dans de petites montagnes autour de Montréal ». Et il pratique toujours le tennis en compétition. » Je suis encore classé au Canada, dans les cinquante ans et plus maintenant… »

Ses enfants « Franco Québécois », Benjamin 30 ans, et Héloïse 25 ans, vivent sur la rive sud de Montréal et travaillent eux aussi dans l’hôtellerie-restauration. « Ils sont nés à Montréal mais passent tous leurs étés à Toulon depuis qu’ils sont enfants. Ils aiment cette région et se pensent Français, mais ils ont l’accent québécois et une mentalité de Nord-Américains. » Une éducation multiculturelle axée sur l’apprentissage de l’autonomie, très jeune. « Ma fille était caissière dès l’âge de quatorze ans! »

Cette ville qui est aussi une île, « comme un petit New York », et qu’il appelle désormais « ma ville », le Toulonnais de naissance en est tombé amoureux. « Je suis passionné par sa diversité, j’aime sa saisonnalité, et je comprends ses défauts aussi. » « Les Québécois sont extrêmement ouverts et accueillants mais par contre cela prend du temps à s’intégrer », précise-t-il. Son rêve ultime? « Pourquoi pas, un jour, devenir président de Tourisme Montréal et représenter cette ville magnifique à travers le monde entier. »

*Premier adjoint à l’urbanisme en 1985 sous Maurice Arreckx.


La rue Lamalgue au Mourillon. Photo doc V.-M..

Ça reste entre nous: coups de cœur et petits secrets

Qu’est-ce qui vous manque depuis que vous avez quitté la région?

La famille bien sûr. Voir les parents vieillir, c’est difficile aussi quand on est loin. Et même si on est entourés d’eau à Montréal et que les lacs sont fabuleux, la plage me manque. En revanche l’hiver ne me manque pas à Toulon car j’aime l’hiver montréalais, c’est vivant, surtout quand tu es jeune.

Quelle ressemblance pouvez-vous trouver entre notre région toulonnaise et votre terre d’adoption?

La ressemblance entre Montréal et Toulon, c’est la petite vie de quartier. Ce qui est génial c’est qu’on peut se retrouver, comme au Mourillon, avec la boulangerie et le café. Ce côté humain me plaît beaucoup dans une grande ville.

Si vous deviez amener un peu de Canada en France?

La convivialité. L’accueil. Au Canada on rentre dans les magasins et on demande : comment allez-vous ? Et c’est sincère ! En France je pense qu’on a perdu cela. Les gens sont stressés alors qu’ils ont le plus bel endroit du monde.

Et si vous deviez ramener un peu de France au Canada?

Prendre le temps. Au Canada ça fait des années que je ne me suis pas assis pour prendre un café. Je le commande sur mon téléphone, je passe le prendre, je marche et je vais travailler. On ne prend pas le temps de se poser entre midi et deux. On est toujours au taquet. Mais je pense que ça n’arrivera jamais. Car même si on parle français au Canada, on a quand même la mentalité américaine.